Mandarines
Découvrir l’autre, fils du même Père
Fiche technique
Film géorgien et estonien
Scénario et réalisation : Zaza Urushadze
Interprètes: Lembit Ulfsak, Elmo Nüganen, Misha Meskhi, Giorgi Nakashidze
Genre : fable humaniste. Sortie : 2016. Durée : 1 h27
Prix : nommé aux Oscars et Golden Globes du meilleur film en langue étrangère en 2015, il a remporté 14 autres prix dans des festivals internationaux
L’Estonie (en vert sombre)
L’Abkhazie, en Géorgie
En toile de fond, le conflit entre l’Abkhazie et la Géorgie
L’Abkhazie, au nord-ouest de la Géorgie et au sud des monts du Caucase, occupe une position stratégique sur la mer Noire. Cette « Riviera géorgienne », prisée des Soviétiques, est réputée pour son climat doux et sa production agricole : thé, tabac, vin et fruits. Le mandarinier est pour les Géorgiens le symbole du territoire d’Abkhazie.
À la fin des années 1980, alors que l’URSS commence à se désintégrer, le pouvoir russe encourage l’autonomie des minorités locales -abkhaze et ossète en Géorgie-, ce qui a pour effet de dresser les habitants les uns contre les autres, posant l’armée soviétique en arbitre. Lorsqu’en 1989, les Géorgiens manifestent à Tbilissi pour demander l’indépendance de leur pays, Abkhazie incluse, beaucoup d’Abkhazes s’y opposent, craignant qu’une Géorgie indépendante n’inaugure une nouvelle période de « géorgisation ». Ils réclament l’indépendance de l’Abkhazie.
Au cours de l´été 1992, l´intensification du conflit conduit à une série d´affrontements armés. Soutenues par des combattants tchétchènes, les forces abkhazes s’emparent des grandes villes. À ce jour, l’indépendance de la république d’Abkhazie n’est reconnue que par une poignée de pays, dont la Russie. De son côté, la Géorgie dénonce « une annexion » par la Russie. Le conflit est actuellement gelé.
Les Estoniens en Abkhazie. Nombre d’entre eux ont été déplacés dans le Caucase au XIXe siècle par l’Empire russe, dans le but d’exploiter de nouveaux territoires. Une importante communauté estonienne vit encore dans les villages abkhazes lorsque la guerre éclate en 1992. Le gouvernement estonien lui conseille alors de regagner la mère patrie, qui a retrouvé son indépendance en 1991 depuis la dislocation de l’URSS.
Le film ne s’attarde pas sur la guerre, ni sur ses aspects politiques. Il imagine la coexistence de deux soldats ennemis sous le toit d’un vieux sage. En 1992, au plus fort du conflit, Ivo, menuisier, et son ami Margus, qui cultive des mandarines, sont parmi les derniers Estoniens à vouloir quitter leur village. Quand la guerre arrive à leur porte, laissant des soldats blessés dans son sillage, Ivo décide d’abriter chez lui deux belligérants, bien qu’ils appartiennent à des camps opposés : Ahmed, mercenaire tchétchène, et Nika, combattant géorgien. Tandis qu’il les soigne, Ivo va découvrir les cicatrices de la guerre et les hommes derrière les uniformes. La cohabitation, voire la paix, entre les ennemis est-elle envisageable ?
Ivo, figure de l’hospitalité, artisan de paix.
Générosité, respect de l’autre, maîtrise de soi, autant de qualités que manifeste Ivo dès les premières images. La profondeur de son regard, son charisme et sa prestance lui donnent une autorité naturelle : aux deux hommes, il peut imposer de cohabiter : « On ne tue personne sous mon toit à moins que j’en donne l’ordre. Si tu comptes le faire quand même, il faudra me tuer d’abord ». Son autorité n’exclut pas la nuance. Elle lui permet de jouer le rôle de médiateur.
Ivo est l’hôte, au double sens de celui qui ouvre sa porte pour héberger les blessés et de celui qui leur prodigue des soins. Son hospitalité s’accompagne de fermeté. Il impose les règles qui valent dans sa maison, avec douceur mais inflexibilité. Il ne formule jamais ses valeurs, mais conduit les autres à changer d’état d’esprit en posant des questions dont il ne donne pas les réponses. Les questions d’Ivo renvoient chacun à lui-même. À Ahmed qui veut venger son ami mort, il demande : « Tuer un homme dans son sommeil, le tuer alors qu’il est inconscient, c’est une chose sainte ? Je ne comprends pas. » À chaque nouvelle provocation de l’un des deux ennemis, à chaque tentative de se battre, il oppose une fermeté patiente. Il n’hésite pas à ruser pour sauver ses protégés, inventant un mensonge face aux irruptions menaçantes des militaires.
Margus, le choix de la vie.
Doux et attentif, Margus aide Ivo dans sa mission d’hospitalité. Lorsqu’il enterre les morts, il veille à disposer dignement leurs bras sur leur poitrine, par respect pour les vivants qu’ils ont été. Il est attendri par leur jeunesse. C’est lui qui nourrit les blessés, à la cuiller s’il le faut, quand ils n’ont pas encore la force de quitter leur lit. En pleine guerre, ce jardinier persiste à vouloir sauver sa récolte d’agrumes. Il est profondément attaché à son verger, qui représente son lien à sa terre et au travail qu’ont fourni ses ancêtres. Ce sont ses mandariniers qui le retiennent sur la terre d’Estonie. Souvent ensoleillé, son verger est un havre de paix, un lieu oublié par le temps et par la guerre, une survivance du jardin d’Eden. Margus « veut boire au nom de la Vie. ». Ce moment grave du film évoque l’injonction du Deutéronome 30, 19 : « Choisis donc la vie ».
Ahmed et Nika : ennemis, hôtes, frères.
Ahmed est un montagnard, mercenaire tchétchène à la solde des Russes. Un brin moqueur, il respecte toujours les anciens. Nika, comédien du théâtre de Tbilissi, au tempérament impulsif, s’est porté volontaire pour défendre son pays. Ces deux ennemis sont aussi des hôtes, au sens de « celui qui est reçu. » L’hospitalité n’existe que par la relation entre celui qui accueille et celui qui est accueilli. Cet accueil va permettre leur guérison, sur le plan physique, mais surtout sur le plan relationnel, voire spirituel. Ces hommes ont été gravement blessés par des éclats d’obus. Ces éclats rendent tangible le mal qui ronge leur univers mental, des logiques opposées ayant convaincu chacun de partir à la guerre. Pour Alain Spira, journaliste à Paris Match, « En leur ôtant leurs uniformes psychiques, c’est leurs âmes qui peuvent enfin être mises à nu et à plat pour en retirer, un à un, tous les éclats de haine qu’on y a plantés. »
Au début, ces hommes sont assoiffés de vengeance. L’étape importante qui leur permettra de retrouver leur humanité sera d’avoir un nom. Ivo fera les présentations : « Alors, les ennemis. Lui, c’est Ahmed. Et lui, c’est Nika. » Dans un interview, le réalisateur cite Tchekhov : « Il est plus difficile de combattre un ennemi dont on connaît le visage et le nom. » Pourtant, dans leurs duels verbaux, la drôlerie et l’humour se mêlent à la menace et à la violence. Les dialogues ne cachent rien des travers et des pulsions belliqueuses de ces hommes qui ne pensent qu’à recommencer.
Il ne s’agit pas seulement de guérir, mais encore de s’intéresser à l’autre, de respecter sa différence de religion, de discuter, de plaisanter et de manger avec cet ennemi lui aussi recueilli par Ivo. Ces adversaires sont provisoirement fils d’une même terre, celle de la maison d’Ivo, une enclave estonienne. Traités par celui-ci avec une stricte impartialité, ils éprouvent de la reconnaissance et du respect, puis de l’affection pour Ivo. Celui qui a été leur père nourricier leur tient désormais lieu de père symbolique, les faisant ainsi devenir des frères. La fin du film confirme cette fraternité : les ennemis se retrouvent « frères d’armes » et Nika sauve la vie d’Ahmed, avant d’être enterré près du fils d’Ivo.
Le pari du pardon et de la fraternité
Un leitmotiv musical poignant, joué à la guitare, au violoncelle ou à la contrebasse, donne au film les couleurs de la mélancolie. Auréolé de tonalités photographiques froides, le paysage de gris et de verts s’éclaire des touches lumineuses et vives des mandarines, seules notes chaudes, fragiles petites bulles d’espoir. Dans ce huis-clos masculin, au sein d’un univers désolé, les femmes n’apparaissent qu’en filigrane ou en photo.
Le réalisateur a souhaité concentrer son propos « sur la difficulté de se comporter de manière noble et de conserver un visage humain en de pareilles circonstances. ». Zaza Urushadze a voulu « tenter de panser des blessures en inventant un joli conte de fées qui ne prenait position ni pour les Géorgiens ni pour les Abkhazes, tout en accordant à un Estonien le rôle de médiateur dans cette guerre sauvage. […] Les mandarines symbolisent évidemment le soleil et une force vitale qui résiste au milieu de la dévastation… Ces mandariniers du film se tiennent dans l’espace restreint que nous avons créé en tentant d’y enclore le monde entier. »
Si les questions de l’attachement à la terre et de l’appartenance à un lieu de vie traversent le film, Zaza Urushadze dénonce surtout la guerre, la haine et le rejet de l’autre sous toutes ses formes. Mandarines n’est pas un film de guerre, mais un récit profondément humaniste et pacifiste, simple sans être simpliste, ni moralisateur. La vertu d’hospitalité y affirme sa vigueur d’arme non-violente. L’humanité gagnera toujours à choisir le parti de la tolérance, de la connaissance mutuelle et de la réconciliation.
Anne-Cécile Antoni