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L’Aventure de Mme Muir

Film à voir à la télé cette semaine :

Sur Arte, 20h50, lundi 2 mai 2022

Avec ce portrait d’une femme esseulée qui vit une extraordinaire histoire d’amour avec un fantôme, Mankiewicz crée un écrin délicat où l’absurde côtoie la flamboyance jusqu’à ce final d’une insondable mélancolie.

Joseph L. Mankiewicz est l’un des grands réalisateurs du milieu du XXe siècle. Sa filmographie est composée de films de grande qualité comme  Cléopâtre  (1963), Eve  (1950), La comtesse aux pieds nus (1954), Soudain l’été dernier (1959), Le limier (1972)…

Au début du siècle à Londres, Lucy Muir, quitte sa belle-famille, peu après la mort de son époux, pour aller vivre au bord de la mer avec sa fille et sa servante. Elle découvre un cottage isolé et l’achète, sans se soucier de sa réputation de maison dite hantée. La jeune femme ne tarde pas à recevoir la visite de l’ancien propriétaire, le fantôme du capitaine Daniel Gregg, un vieux loup de mer bourru et maladroit, dont elle occupe l’ancienne chambre à coucher. Le capitaine s’est mis en tête de chasser Lucy de ce qu’il considère encore comme sa maison. Lucy s’obstine et résiste. Lucy loin d’être terrorisée, lui voue au contraire une grande tendresse. La belle veuve ayant des ennuis d’argent, le fantôme propose de lui dicter ses mémoires de marin grâce auxquelles elle pourrait se renflouer. Mais chez l’éditeur à qui elle va proposer le manuscrit, elle rencontre Miles Farley, un écrivain gentleman avec qui elle pense se remarier, délaissant pour cela son fantôme.

Dans la scène d’ouverture, la caméra part de loin, traverse la rue encombrée pour se poser à travers un fondu enchainé sur Lucy Muir annonçant à sa belle-mère et sa belle- soeur qu’elle veut quitter leur maison après la mort de son mari pour « vivre sa propre vie ».   L’aventure que veut vivre Lucy Muir, c’est l’aventure d’une autre vie, affranchie de celle qu’elle a subie jusqu’à présent auprès de sa belle-famille. Mankiewicz laisse supposer dans le cadre de la conversation de Lucy avec sa belle-mère et sa belle-soeur, qu’elle n’avait fait à ce que l’on attendait d’elle au sein de son foyer. Une fois de plus avec ce film, Mankiewicz excelle à décrire les relations où se joue la domination entre les êtres ainsi que les mécanismes par lesquels certaines personnes se soumettent ou sont trompées. 

Après la période de sa vie passée à servir, Lucy est devenue courageuse. Elle tient tête à Gregg. Elle marque son territoire dans la maison, et cela participe de son sentiment de liberté: en s’opposant à ce fantôme grincheux et machiste, à sa belle-famille qui veut la garder auprès d’elle, à tous ces juges qui estiment qu’elle n’est pas à sa place. Le film expose les jugements désapprobateurs énoncés par les uns et les autres à l’encontre de Lucy, et sur les femmes en général. Mais Lucy ne craint rien. Elle profite des conseils et de l’appui du fantôme, notamment lorsqu’elle parvient à faire partir de sa maison sa belle-famille venue réclamer son retour dans la société. Le fantôme la protège des opportuns et l’aide à couper le lien qui la relie encore à sa belle-famille. Il la délivre de la peur. Mais Lucy vit-elle vraiment ou rêve-t-elle ? Le film instaure une extraordinaire émotion entre rêve et réalité. Tu es une reine, souffle à Lucy le fantôme appartenant au royaume des rêves, à l’au-delà. Tu dois accepter de servir les autres, et ta beauté fait de toi un objet de désir qui peut être consommé. On lit ici à la fois de l’espérance et de la menace. Bien que Lucy se libère de ses carcans, devient peu à peu maîtresse de ses choix, sa destinée, sa vie réelle est celle d’une immense solitude, sans véritable souvenir heureux auprès d’un compagnon, hors ceux immatériels avec le fantôme, qui lui dira: « Le seul choix possible, c’est la vie, même si cela signifie être malheureux ».

L’Aventure de Mme Muir  raconte trois amours différents. Le premier est l’amour perdu, l’amour endeuillé par la mort de l’autre, celle du mari. Le second est l’amour impossible mais passionné, entre Mme Muir et le fantôme du capitaine, figure masculine par excellence, homme rude et rustre, mais en même temps rassurant et bienveillant, figure à la fois paternelle et protectrice. Le troisième est l’amour spontané mais fugace, avec l’écrivain, celui qui se présente par hasard, fruit de la séduction, d’émotions aussi soudaines qu’inexpliquées.

Une fois de plus,  Mankiewicz nous ravit avec ce film élégant, magnifique (un des plus beaux du réalisateur), poétique et nous montre un style qui lui est propre, faisant des rapports psychologiques entre les personnages la colonne vertébrale de ses œuvres.

Philippe Cabrol

https://chretiensetcultures.fr