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Empire of Light

Analyse du film : Empire of Light

Après deux volets de James Bond (Skyfall et Spectre) et un film de guerre en plan-séquence (1917), Sam Mendes revient à une sphère plus intimiste avec Empire of light, sa lettre d’amour au cinéma, dont il place l’intrigue sur ses terres natales. Le cinéaste retrouve ses collaborateurs de longue date, notamment le directeur de la photographie Roger Deakins.

L’histoire d’Empire of Light commence au lever du jour avec un paysage balnéaire dépeuplé de touristes, mais avec un ciel morne et une mer grise. Lentement, la ville s’illumine en même temps que la vie s’éclaire.

Le film nous présente le cinéma Empire qui a gardé l’allure qu’avaient les grands cinémas des années 1960 et 1970 : écran unique, tickets vendus dans un petit guichet sur l’extérieur, entrée donnant sur un vaste hall : une salle de cinéma, majestueuse et décrépie, survivant déjà à ses heures de gloire, art déco, rouge et or, avec sa salle de bal, sise dans une cité balnéaire typiquement anglaise. Ce cinéma constitue le cadre du film, il est un point de repère pour les personnages qui se rencontrent en son sein : Hilary, une femme entre célibataire deux âges, à l’équilibre mental précaire, elle est gérante du cinéma depuis quelques années. Elle affronte une santé mentale fragile et sa condition de femme. On la découvre dans toutes les nuances de ses états émotionnels, de sa douceur extrême à l’enchaînement d’épisodes maniaques et dépressifs dû à ses troubles bipolaires. Elle vaque à ses occupations, mécaniquement, jusqu’à sa rencontre avec Stephen, un nouvel employé, qui va donner à Hilary un regain de vie. Stephen, est un jeune homme d’origine antillaise, marque chez elle, qui n’aspire qu’à quitter cette petite ville de province où chaque jour peut vite se transformer en épreuve. En se rapprochant l’un de l’autre, ils vont apprendre à soigner leurs blessures grâce à la musique, au cinéma et au sentiment d’appartenance à un groupe…

Le cinéma devient un véritable foyer de lumière, avec sa salle de projection et des films qui se déroulent sur les bobines jusqu’à effacer la noirceur de l’écran. “Ce petit rayon de lumière, c’est un échappatoire”, dira Stephen à propos des rêves sortant de ces petits faisceaux lumineux. L’abondance de lumière contrebalance avec le cadre d’une vie plutôt miséreuse, dans l’Angleterre de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Stephen fait face au racisme ambiant de l’ère Thatcher, de l’essor du mouvement des skinheads et du Front national britannique.

Sam Mendes offre aussi un film intime et marqué par des engagements sociétaux toujours d’actualité. Empire of light s’apparente à un drame social. Comme parler de cette Angleterre des années 80 qui connut bon nombre de mouvements sociaux et ethniques sous le règne de Margaret Thatcher (montée en puissance du racisme et des skinheads) ? Comment aborder l’émotion qui permet de réunir deux êtres et ce sans se soucier de leurs différences culturelles, de leur différence d’âge? Comment ignorer le harcèlement sexuel, notamment via ce patron marié qui abuse de son statut pour profiter de son employée et qui n’hésite pas à ouvertement l’humilier si elle ne va pas dans son sens ? Empire of Light, c’est également l’occasion pour Sam Mendes de rendre hommage à un membre de sa famille, sa mère confrontée à une maladie mentale.

Pour réellement apprécier Empire of light, il faut finalement autant le considérer comme un récit social qu’un hommage au cinéma. Les thématiques sociétales évoquées dans le film sont nombreuses, traitées de façon séquentielle. Si le cinéma est au centre du film par le déroulement de son histoire, il ne révèle son véritable potentiel que tardivement : celui de réunir et de guérir des âmes blessées. Ainsi, la scène où apaisée, Hilary demande à s’installer dans une salle obscure pour voir un film. « N’importe lequel » (ce sera Bienvenue Monsieur Chance de Hal Ashby), répondra-t-elle au projectionniste. Après des années passées à travailler ici, c’est le premier film qu’elle regarde. Elle a compris que, comme la poésie, la danse et les arts en général, le cinéma peut guérir une âme.

Loin de toute technologie, le film marque par sa subtilité et sa précision de l’image. Le cadre du film semblerait suffire à lui seul, uniquement par des éclairages et des silhouettes. Roger Deakins transcende cette ville côtière vieillissante et surtout son cinéma. Les bâtiments, les fenêtres, les couleurs semblent guider naturellement les décisions du photographe ; une composition entre le fonctionnel et le grandiose, proche du magnifique. Un contraste fort émerge alors : celui de cette lucidité de l’image et de la cruauté du message.

Tantôt soignée, tantôt monotone, la musique du duo Reznor-Ross contribue à la somptueuse mise en place du cinéma l’Empire, cadre exclusif du récit. Une partition en symbiose avec l’image, un jeu de ton et de température, de la ferveur de la salle et la froideur des coulisses, l’introduction du cinéma est faite avec une belle délicatesse. Mais progressivement, on comprend que ce doux regard sur le cinéma fait en réalité partie d’un panel d’intrigues bien plus vastes ; celui d’un tableau d’une époque. Au sein d’un cinéma dont on devine l’apogée passée, Mendes dépeint le portrait d’une nation britannique dans la tourmente, préférant célébrer les gloires du passé avec, dans ses cinémas, Les Chariots de Feu.

Empire of Light s’intéresse aussi à d’autres personnes du milieu qui n’ont pas encore été mis sous le feu des projecteurs, à savoir les exploitants de salles. En plaçant son récit au sein d’un cinéma même, Mendes nous dépeint les portraits de diverses personnes de ce projectionniste discret et rêveur qui arrive à transmettre toute sa passion pour ce qu’il fait au quotidien, qui manie avec délicatesse les bobines et sa paire de projecteurs à l’abri des regards. Il illustre bien un métier qui n’a plus la même saveur aujourd’hui, à l’ère du tout numérique, où certains cinémas ont aujourd’hui des allures fantomatiques avec un personnel remplacé par des bornes automatiques. De ces caissiers qui animent à leur manière et prennent soin des lieux dont ils ont la garde, de ce directeur qui, malgré le fait qu’il soit antipathique au possible, a permis la réunion de cette équipe et que certains grands événements se fassent – comme une avant-première – afin d’offrir aux spectateurs cet instant unique et magique que doit procurer le visionnage d’un grand film. En nous offrant Empire of Light, Sam Mendes veut à tout prix pointer du doigt les plateformes de streaming qui ont profité de la récente crise sanitaire pour asseoir leur suprématie. Mendes met en avant l’expérience même de la salle de cinéma, et crier haut et fort qu’il n’y a clairement rien de mieux que de s’installer face à un grand écran, parmi d’autres personnes, pour se laisser porter et vivre quelque chose d’exaltant, et applaudir à la fin du film.

Joyau d’émotions, Empire of light déroule une narration classique qui parvient à nous emporter avec délicatesse dans son double récit de renaissance. Sam Mendes rend hommage à ces liens qui nous unissent – la musique, les films et ces familles de cœur que l’on se recompose – et qui nous permettent de surmonter les épreuves. Son mélodrame d’une grande élégance nous laisse le cœur au bord des yeux dans son final de toute beauté qui s’impose comme une nouvelle et magnifique déclaration d’amour au Cinéma : l’art et le lieu, ses vertus cathartiques et réparatrices, le cinéma, comme refuge face aux maux de l’existence et de la société. Le cinéma : un faisceau de lumière qui brille dans l’obscurité, reflétant du monde et pansant les âmes tourmentées.

Sam Mendes nous livre une œuvre sensible et romanesque, révélant par touches subtiles, les signes avant-coureurs de la fin d’une époque et le début d’une autre, avec ses crises économiques à répétition, son fascisme rampant et le triomphe du cynisme. Mais le cœur de son film est tourné – comme son titre l’indique – vers la lumière du projecteur, celle qui par la magie de la physique illumine l’écran noir de nos nuits blanches et ravive le feu intérieur. Empire Of Light apporte une dose de chaleur et d’humanité à ces lieux emblématiques qui, s’ils se sont modernisés, restent avant tout des lieux de découvertes, de rencontres, de discussions et de débats au sortir d’une séance. Et c’est sans doute là, qu’Empire Of Light émeut le plus.

Comme une ode au 7e art et à ce qu’il a été, le film de Sam Mendes fait indéniablement écho à ceux Spielberg (The Fabelmans) et de Damien Chazelle (Babylon) qui célèbrent la force magistrale du cinéma et permettent aux réalisateurs d’exprimer leur amour pour ce qu’il leur a personnellement apporté. Mais Empire of light se révèle plus discret en la matière. Inspiré de son enfance dans les années 80 et de sa mère aux troubles bipolaires, Sam Mendes combine pouvoir du cinéma et souvenirs d’enfance

Philippe Cabrol

https://chretiensetcultures.fr