Los Reyes del Mondo
Analyse du film :
Entre conte initiatique et road-movie, misère, violence, drogue, solitude et racisme, la réalisatrice Laura Mora scrute avec son film Los Reyes del Mondo les affres de la violence qui gangrène la Colombie.
Récompensé dans de nombreux festivals, notamment au Festival international de San Sebastian en 2022 avec le coquillage d’or, le prix du jury Signis à ce même festival, l’Abrazo du meilleur film au Festival du film d’Amérique Latine de Biarritz en 2023, le film colombien de Laura Mora est une épopée sincère et généreuse dans l’intériorité sensible de gamins de la rue. Cette œuvre est filmée à la fois comme un rêve et une aventure.
Ils sont cinq copains inséparables, cinq jeunes sans famille, sans racines, Rá, Culebro, Sere, Winny et Nano. Ceux sont les rois du titre du film, ils forment une famille de cœur, qui, s’est constituée d’elle-même pour survivre aux rues agitées de Medellín. L’un d’eux, Rá, reçoit du gouvernement colombien un courrier lui permettant d’acquérir le lopin de terre duquel sa grand-mère, comme des milliers d’autres colombiens, avait été expropriée par les paramilitaires. Cette bande de copains, pleins de rêves de liberté, entreprend un voyage périlleux jusqu’au Bajo Cauca, cette terre promise où ils pourront construire leur propre royaume.
Pour ces cinq, c’est la promesse de réaliser enfin un rêve : avoir un espace où ils peuvent être libres, être en sécurité et construire leur propre royaume. Mais pour atteindre cette terre promise, ils doivent franchir de nombreux obstacles : résister à la faim, à l’indifférence sociale. Ils découvrent le racisme à l’égard des Afro-descendants, la violence mais aussi des moments lumineux et chaleureux comme cette rencontre avec des prostituées, installées dans une maison au milieu de nulle part. Les femmes dansent en serrant tendrement dans leurs bras ces garçons, et ils profitent avec bonheur de cette étreinte chaleureuse et voluptueuse, comme des nouveaux- nés sur le sein de leur mère. Tout au long de leur parcours, les amis rencontrent différents personnages hétéroclites qui vont soit les aider à poursuivre leur route, mais toujours en les avertissant de la dangerosité de leur odyssée, soit qui les retiennent enfermés dans un lieu clos. Ces rencontres humaines les conduisent à découvrir la réalité contemporaine de la Colombie.
Certes Laura Mora développe les thèmes de la violence et de la masculinité, mais aussi les émotions, la tendresse, la joie, l’amitié et la fraternité dans un univers masculin. Le réalisme social est bien présent dans Les Reyes del mondo, ainsi que le drame, l’inhumanité et les espoirs déçus. Ce voyage à travers les grands espaces ne peut mener qu’à une issue tragique, à un drame poignant, où l’injustice sociale règne. Mais pourtant le rêve y est omniprésent : « Je veux que le monde m’appartienne », s’exclame l’un des garçons, « Je rêve d’un monde qui serait mon monde à moi » dit un autre, « Je rêve que tous les hommes s’endorment, sauf nous », ajoute un troisième, « Je veux la liberté, et les éternels avec nous ». Par moments, Ra croit discerner un beau cheval blanc, comme un rêve d’harmonie. Ces cinq gamins héritent d’un bout de terre, un monde dont les jeunes générations héritent, mais c’est un monde en lambeaux et dans lequel ils finiront seuls. Ce film tente de réfléchir à la manière dont cette “histoire de la violence” qui a dominé le pays pendant des décennies continue d’affecter la vie des jeunes d’aujourd’hui.
C’est lors du tournage de son premier film, Matar a Jesus, que Laura Mora a rencontré beaucoup de jeunes des rues de Medellin. Tous lui disaient que leur rêve, c’était d’avoir un endroit sûr et à eux. Le film souligne en effet un aspect important de la réalité sociale de la Colombie : le drame des paysans chassés de leur terre par la guerre, venus peupler les bidonvilles des métropoles. La Colombie est le pays qui compte le plus de déplacés au monde : plus de six millions de personnes ont été chassées par le conflit armé. « Dans l’histoire colombienne, on a raconté comment les gens des villages ont été déplacés. Au contraire, je voulais raconter une histoire de retour, de la recherche d’un endroit où on serait en sécurité. » Ainsi pour Laura Mora, la question des terres spoliées pendant la guerre civile devient ici le prétexte à un voyage poétique et tragique pour ces orphelins qui caressent l’espoir d’avoir enfin un chez-soi. Durant la guerre, de nombreux paysans ont été chassés de leurs terres à la fois par les guérilleros et les paramilitaires. Ce sujet brûlant et cette promesse de restitution des terres, faite aux quatre millions de déplacés par le président Juan Manuel Santos en 2011, est loin d’avoir été tenue.
La forêt est magnifiquement filmée et prend des allures fantastiques. La lumière, le son et la musique parviennent à créer une atmosphère qui nous transporte au cœur de ce lieu hallucinant, aussi radicalement magnifique que menaçant. Le montage privilégie les plans camera à l’épaule, mais des plans fixes et contemplatifs apparaissent et donnent toute sa splendeur au film. Des travellings latéraux ou des mouvements tournant de la caméra saisissent des moments suspendus, de tendresse, de douceur et d’amitié.
Avec ce film, alternant tendresse et noirceur, la cinéaste ne cesse de revenir sur les fondements du pays où elle vit : une société ultra-violente, très inégalitaire, dominée par de grands argentiers, et soumise à un Etat incapable de faire respecter la loi face au pouvoir de gangs armés.
Le Jury Signis a décerné son prix à Los Reyes del mondo pour les motifs suivants: le film nous montre le chemin suivi par cinq jeunes fuyant le crime et la corruption, avec l’intention de reconquérir une terre familiale. Ce film nous interroge sur le monde dont héritent les jeunes générations et nous invite à réfléchir à la manière dont nous pouvons l’améliorer.
À Los Reyes del mundo, les valeurs de solidarité, de fraternité et de recherche d’un idéal capable de répondre aux exigences de justice, de bonté et de vérité auxquelles aspire le cœur humain sont présentes.
Philippe Cabrol