
Le Garçon et le héron
Analyse du film : Le Garçon et le héron de Hayao Miyazaki
Réalisation : Hayao Miyazaki
Nationalité : Japon ;
Durée : 2h 04 mn ;
Genre : Animation, Drame
Date de sortie : 01 novembre 2023
Au cinéma, peu de noms sont aussi emblématiques que celui de Hayao Miyazaki, fondateur du célèbre Studio Ghibli. Ses œuvres, qui nous ont fait vivre des rêves éveillés comme nulle autre n’a su le faire, l’ont hissé au rang de quasi-légende vivante, il est considéré par beaucoup comme l’artiste le plus visionnaire de l’animation. On imagine donc combien l’annonce d’un nouveau film, alors que le cinéaste de 82 ans avait annoncé sa retraite après Le Vent se lève (2013), a pu être source d’immense joie pour tous les amoureux de son cinéma, pour tous les amoureux du cinéma.
Hayao Miyazaki, légendaire sensei (« maître ») de l’animation japonaise, l’avait pourtant juré en 2013 : Le vent se lève serait son ultime long métrage, son cadeau d’adieu, un dernier chef-d’œuvre avant la retraite. 10 ans plus tard, le voici pourtant de retour, à 82 ans, avec Le Garçon et le Héron, conte splendide et foisonnant, mi-autobiographique, mi-fantasmagorique. « Cette histoire est la quintessence de son univers. Une combinaison de toutes ses œuvres », affirme Takeshi Honda.
Mais que raconte donc Le Garçon et le Héron ? Ce film d’animation est une adaptation du roman de Genzaburō Yoshino intitulé Et vous, comment vivrez-vous ? (traduit et édité récemment en français). Ce livre encore méconnu en France est un monument littéraire au Japon, un livre sur la liberté individuelle et la solidarité publié au coeur des années 30 dans un Japon militarisé et allié avec l’Allemagne nazie. Le livre a été interdit et son auteur condamné… offrant ainsi à ce texte un statut légendaire.
Le roman utilise son personnage principal, un adolescent japonais vivant dans les années 30, pour établir un manuel quasi philosophique de vie. Grâce à ses expériences et aux observations de son oncle, ce jeune homme va grandir et émanciper son esprit. Mais Le Garçon et le Héron n’est pas qu’une adaptation fidèle de ce roman. Le Livre des choses perdues de John Connolly, la propre vie de Hayao Miyazaki et toute sa filmographie viennent se mélanger dans ce film qui a fait sortir le maître de sa retraite.
La production de ce film a duré 7 ans. Le nombre des dessins nécessaires pour réaliser l’animation « à l’ancienne » du film a été démultiplié pour gagner en fluidité et en détails. Une soixantaine d’animateurs était dédiée à la tâche. Naturellement, c’est le compositeur culte de la maison, Joe Hisaishi, qui a été chargé d’habiller musicalement ce film de 2h04. Pour Le Garçon et le Héron, le musicien a créé 37 morceaux.
La filmographie de Miyazaki déborde d’enfants coupés de l’affection d’un parent, soit par la maladie (la mère de Mei et Satsuki, les fillettes de Mon voisin Totoro, est elle aussi hospitalisée), soit par un sortilège (papa et maman transformés en cochons dans Le Voyage de Chihiro), ou encore à cause d’un travail trop prenant (dans Ponyo sur la falaise, le petit Sōsuke guette désespérément le navire de son marin de père). « Il tenait à incorporer son histoire personnelle dans Le Garçon et le Héron, confirme Toshio Suzuki, et se pencher sur son propre parcours de vie. »
Après la disparition de sa mère dans un incendie, Mahito, un jeune garçon de 11 ans, doit quitter Tokyo pour partir vivre à la campagne dans le village où elle a grandi. Il s’installe avec son père dans un vieux manoir situé sur un immense domaine où il rencontre un héron cendré qui devient petit à petit son guide et l’aide au fil de ses découvertes et questionnements à comprendre le monde qui l’entoure et percer les mystères de la vie.
Dans la première moitié du film, Miyazaki est très fidèle à ses propres souvenirs d’enfance. Il a brossé le portrait exact de son père. Hayao Miyazaki naît à Tokyo en 1941, grandit entre bombardements, évacuations (comme Mahito, vite exilé à la campagne) et exploits des chasseurs Zero, les redoutables avions kamikazes, dont son père et son oncle produisent certaines pièces détachées au sein de l’entreprise Miyazaki Airplane. Cet héritage familial a pris maintes formes dans l’œuvre du cinéaste, vaste défilé d’engins volants, du plus réaliste au plus délirant, de Nausicaä de la vallée du vent (1984) à Porco Rosso (1992), en passant par Le Château dans le ciel (1986), avant de se préciser dans Le vent se lève, histoire de Jirō, un ingénieur spécialisé dans… les chasseurs Zero. À travers cette fascination ambiguë — l’occasion d’un farouche et constant discours pacifiste —, Miyazaki a longtemps survolé la figure paternelle. Dans Le Garçon et le Héron, il se décide enfin à atterrir pour la représenter directement : le géniteur de Mahito dirige une usine d’armement, il est à la fois lointain, maladroit et protecteur. « Dans la première moitié du film, Miyazaki est très fidèle à ses propres souvenirs d’enfance. Il a brossé le portrait exact de son père », confirme Takeshi
Quant à la deuxième moitié du film, il constitue une « bible » miyazakienne, où un gamin tendre et intrépide glisse dans un « autre univers » peuplé de magie et de créatures fantastiques, microscopiques ou démesurées, mignonnes ou inquiétantes, mais toujours captivantes. Miyazaki est un bâtisseur de mondes, chaos de folles machineries mutantes à la mode steampunk, d’hommages poétiques à la spiritualité de son pays (les kami, ou divinités animales du culte shinto, du nounours géant et sylvestre de Mon voisin Totoro au majestueux roi cerf de Princesse Monoké.
Tout commence par une scène à couper le souffle, probablement l’une des séquences les plus déchirantes et magnifiquement animées de l’histoire de Ghibli. Mahito court à toute allure à travers le chant des sirènes et les étincelles flottantes, ses pieds d’enfant survolent le désastre causé par un bombardement. Les contours de son visage se brouillent par instants, suggérant une fournaise qui contorsionne l’image dans son mirage irradiant. Cette animation virtuose ne nous montre pas seulement le feu, elle nous fait ressentir sa chaleur, annonçant la manière dont Mahito affrontera son traumatisme : la perte de sa mère. Quelques années plus tard, Mahito s’installe dans un vaste domaine à la campagne. Non loin de l’usine d’avions de guerre dirigée par son père, qui vient de se remarier avec son ex-belle-sœur. Fasciné par un étrange héron qui rôde autour de sa nouvelle maison, il finira par le suivre jusqu’à une étrange tour abandonnée… qui deviendra le portail vers un monde merveilleux, luxuriant et alternatif, dans lequel il trouvera le moyen de renouer avec sa mère disparue.
Le Garçon et le héron est une des plus extraordinaires constructions de l’œuvre de Miyazaki. Le cinéaste y déploie un imaginaire foisonnant et hétérogène dans lequel il revisite ses précédents films et rend hommage à ses influences, mélangeant au passage différents styles et techniques d’animation.
Ce nouveau chef-d’œuvre de Miyazaki, immense spectacle visuel où chaque plan est une merveille, est peut-être l’adieu onirique d’un artiste immortel se préparant pourtant à la mort. Il y aborde les thèmes qui lui sont chers (le rapport au vivant, à la nature, à la création, à la famille, à la vie, à la mort justement) sous un angle nouveau, avec le sentiment d’urgence de celui qui sait que c’est peut-être la dernière fois… C’est absolument magnifique. Et bouleversant. « Quoiqu’il advienne, nous devons essayer de vivre », nous dit le réalisateur. « Il nous reste un long chemin à parcourir : pour cela, il suffit de trouver la porte. Et si rétablir l’équilibre dans un monde enclin à la ruine vous semble impossible… qu’importe, vous trouverez toujours le moyen de construire votre tour dès lors que vous apprendrez à respecter le vivant et à vous ouvrir aux autres. »
Lancé sans aucune promotion Le Garçon et le Héron a réalisé 13 millions de dollars de recettes rien que pendant son week-end d’ouverture (1,8 milliard de yens). Mais ce chiffre impressionnant va vite se stabiliser pour atteindre les 17 millions de dollars de recettes après une semaine. À titre de comparaison, Le Voyage de Chihiro faisait 191 millions de dollars sur l’ensemble de sa diffusion au cinéma.
Lors d’une interview télévisée en 2017, Toshio Suzuki, le co-fondateur de Ghibli, considéré comme le bras droit de Miyazaki, avait déclaré que le grand animateur réalisait ce film pour son petit-fils, comme pour lui signifier : « Grand-père va bientôt partir vers le prochain monde, mais il laisse ce film derrière lui. ». Le Garçon et le Héron serait donc un héritage. De fait, l’ensemble du film tourne autour de la conception du passage de la vie à la mort, l’existence d’une éventuelle vie après elle, la relativité du temps et de l’espace et la passation de responsabilités entre les générations. On comprend rapidement que les personnages que rencontre ici le jeune garçon existent ailleurs à d’autres moments de leur vie, dans d’autres mondes, que rien ne se termine vraiment, que tout est en perpétuel recommencement, et ce même si, parfois, notre univers peut soudainement s’effondrer.
La notion d’effondrement et de renouveau est au cœur de la conclusion du film. Quand les monstres les plus loufoques retrouvent leur forme animale réelle, que les châteaux impossibles et les structures improbables s’écrasent, que cet univers magique disparaît notamment à cause de l’incapacité des hommes à passer le flambeau du contrôle de ce monde magique et de l’avidité de ceux qui voudraient en prendre possession par la force.
Le Garçon et le Héron n’est pas qu’un simple film Ghibli parmi les autres, il est l’incarnation cinématographique des adieux d’Hayao Miyazaki qui nous chuchote dans l’oreille, à que la magie existe vraiment, que la mort n’est qu’une porte vers une infinité de possibilités, que tout est cycles entre création et destruction, que le bonheur se trouve dans la simplicité, l’amour et le souvenir des êtres aimés.
L’univers du grand maître de l’animation en six thèmes :
Pour le titre de « son avant dernier film», le grand maître japonais a emprunté à Paul Valéry le début d’un vers du « Cimetière marin » : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! » Miyazaki ne pouvait trouver plus fougueux que ce message d’adieu : oui, des guerres ont eu lieu, dévastatrices, des avions ont transporté autant de bombes que de rêves, mais de bons vents continueront de chasser les nuages, de faire tournoyer les ombrelles des jeunes filles et s’envoler les casquettes des petits garçons.
En onze longs métrages, ce cinéaste d’air, de terre et d’eau nous a fait trembler et fondre avec ses mécaniques folles, ses divinités inquiétantes, ses esprits aux pouvoirs réparateurs, et ses enfants maîtres du monde. Il a filmé la nature à la fois comme un maelström vengeur et une éternelle source mère à protéger, anticipant les désastres écologiques contemporains. Avec ses jeunes héroïnes, il s’est imposé comme le plus féministe des cinéastes.
Impossible de mettre le vent en bouteille, certes, mais nous avons tout de même retenu six thèmes dominants…
Le ciel
Aile volante dans Nausicaä dans la vallée du vent, balai dans kiki la petite sorcière, dragon du Voyage de Chihiro, dirigeable du Château dans le ciel : tous les moyens sont bons pour prendre de la hauteur. Voler est un rêve éveillé, un bonheur en soi, une forme de perfection à laquelle tout être sensé doit tendre. Rester sur le plancher des vaches est vécu comme une punition injuste et insupportable, que ce soit dans Porco Rosso, Kiki ou Le vent se lève… : faute de pouvoir devenir pilote pour cause de myopie, Jiro décide de devenir ingénieur aéronautique !
A 72 ans, Miyazaki non plus n’a toujours pas digéré d’être myope. Son rêve de gosse hante ses films et occupe une bonne partie de ses loisirs, qu’il passe à dessiner des biplans, des hydravions et autres vieux coucous. Sa marotte : les avions des années 20 et 30, « l’époque la plus créative de toute l’aviation, où les ingénieurs étaient encore des artistes » (il leur rend hommage dans Porco Rosso). S’il reconnaît l’efficacité allemande en la matière, son goût le porte davantage vers l’extravagance des Italiens, notamment Gianni Caproni, qu’il salue dans Le vent se lève… Célèbre pour ses hydravions géants et ses pièces montées à hélices, ce personnage a été une source d’inspiration majeure pour les machines volantes de la filmographie miyazakienne.
La verdure
La forêt, dense, vibrante, est au cœur de Princesse Monoké, odyssée tragique où la nature n’est pas un refuge, mais une force qui se dresse contre la violence des hommes. Dans Nausicaä de la vallée du vent, qu’il réalise treize ans auparavant, c’est pire : sur une terre dévastée par des guerres toujours plus meurtrières, l’air de la forêt est devenu toxique… L’harmonie entre l’homme et la nature – le meilleur des mondes pour Miyazaki – est-elle encore possible ? Il n’y a qu’à regarder Mon voisin Totoro pour s’en persuader : les prairies et les forêts y sont douces et réconfortantes pour les deux petites citadines inquiètes de la santé de leur maman, mais émerveillées par leur découverte de la campagne.
A longueur de films, le cinéaste n’a cessé de rappeler la tendresse de l’herbe, son délicieux mouvement dans le vent, la force et la noblesse des arbres, et de prôner, du bout de son crayon, un retour à la chlorophylle, avant qu’il ne soit trop tard. Ecolo militant, Miyazaki ? Non, juste un sage qui ne renonce pas. Dans son film testament, Le vent se lève…, les arbres qu’il fait bruisser avec une délicatesse bouleversante n’ont jamais été aussi verts…
La famille
Ambiguïté totale. Dans Mon voisin Totoro, le cinéaste peint la tendresse et la complicité entre enfants et parents, entre frères et sœurs. Mais nombre de ses jeunes héros sont des orphelins (le père de Nausicaä est assassiné, la princesse Mononoké est élevée par les loups) : ils sont souvent livrés à eux-mêmes, comme le couple de gamins du Château dans le ciel. Et quand ils ont un foyer, ils le quittent, comme Kiki la petite sorcière.
Toute famille, semble dire Miyazaki, est porteuse d’une irrémédiable fragilité, l’ombre du deuil ou de la séparation. Heureusement, il y a les grand-mères. Elles sont partout : outre l’extravagante Yubaba du Voyage de Chihiro, on trouve ces solides figures d’ancêtres dans Nausicaä de la vallée du vent, Ponyo sur la falaise ou Mon voisin Totoro. Elles sont volubiles et truculentes, et les années leur pèsent moins qu’elles ne les libèrent. Les vraies gamines des familles, ce sont elles, cachées derrière leurs rides comme la Sophie du Château ambulant
L’enfance
Aux enfants d’œuvrer pour qu’aucune bombe, jamais, n’atomise une île du Japon. Rien de mieux que fillettes ou garçons vaillants pour entamer des voyages initiatiques : grâce à eux, les forêts respirent, les îles mythiques se révèlent et les familles retrouvent l’harmonie. Pour Chihiro, le cinéaste, obsédé par le réalisme, s’inspira de la fille d’un de ses amis, et se posa, à chaque dessin, la même question : que ferait dans la réalité une enfant de 10 ans ?
Car chez Miyazaki, les enfants sont d’abord des filles ! Armées de pouvoirs magiques, la princesse Mononoké, Nausicaä, la Sheeta du Château dans le ciel et Kiki, la petite sorcière, quittent leurs parents, s’élèvent et font la guerre pour sauver l’humanité, y compris contre son gré, car les adultes, franchement, ne sont pas malins… Pour ce féministe convaincu, les femmes en herbe sont l’avenir de l’homme.
Le mouvement
Tout ce qui se crée… se transforme. Le dessin du maître japonais est une matière meuble et instable. Tous ses personnages changent, gonflent, se tordent, se déplient. Le mouvement, pour Miyazaki, n’est pas seulement un déplacement dans l’espace. Il doit aussi refléter, de l’intérieur, les convulsions et les évolutions de l’être. Ainsi les « totoros » grandissent à volonté, et Ponyo, mi-sirène, mi-alevin, fascinée par les humains, se mue, peu à peu, en fillette. Quant au fameux « sans-visage », divinité effrayante et poétique du Voyage de Chihiro, il absorbe tout ce qui l’entoure et enfle démesurément, pour masquer son âme vide.
Les machines ne sont pas épargnées par cette mutation permanente. Dans Le Château ambulant, le véhicule-monstre, grinçant et cahotant – version rétrofuturiste (« steampunk ») d’un poulet ! – ne cesse de déplier ses « pattes » rouillées, de réarranger en grinçant ses rouages et autres tubulures, pour « s’ouvrir » sur différentes réalités. En perpétuel transfert. Comme les rêves. Et la vie.
Les divinités
Loups géants, vieillards à corps de serpent, chat-bus, petits lutins blancs aux yeux vides… Ce sont les « kamis ». Etres magiques, chimères aux formes extravagantes, ils pullulent au Japon dans le culte shintoïste, fondé sur l’animisme et le polythéisme. Des esprits velus, bienveillants et facétieux de Mon voisin Totoro à l’enfant-poisson de Ponyo sur la falaise, le cinéaste a puisé dans cette mythologie bien des légendes et des rêves, plus quelques cauchemars. Son œuvre ressemble aux thermes, découverts par une fillette dans Le Voyage de Chihiro : un sanctuaire où se réunissent les dieux, un lieu où chaque détail (un bout de papier, un radis) est enchanté.
Le vivier de créatures est inépuisable, puisque le shinto (ou « voie des dieux ») veut que chaque chose, chaque être, en recèle un. Du dieu-cerf de Princesse Mononoké aux vagues-poissons du tsunami (Ponyo sur la falaise), ce foisonnant bestiaire a permis à Miyazaki de défendre, d’un film à l’autre, ses convictions écologistes, mais a aussi stimulé son imagination. Aux divinités immenses, redoutables et puissantes, Miyazaki préfère les modestes compagnons du quotidien. Les « totoros », par exemple : gardiens de la forêt, ils habitent un gigantesque camphrier orné d’un shimenawa (une corde en paille de riz, qui indique qu’un espace est sacré) juste à côté d’une maison. Ils offrent le merveilleux en voisins, en amis intimes.
Philippe Cabrol