Napoléon
Analyse du film : Napoléon de Ridley Scott
C’était l’un des événements cinéma de l’année 2023. Pensez donc, après Abel Gance, Sacha Guitry, Sergueï Bondartchouk, Youssef Chahine, c’est au tour de Ridley Scott, réalisateur des cultissimes Alien, Blade Runner et Gladiator, de s’attaquer à la vie de Napoléon Bonaparte. Napoléon Bonaparte était là dès l’aube du cinéma, comme sujet d’un court-métrage de Louis Lumière en 1897. En 1927, il a obsédé le réalisateur français Abel Gance, dont l’épopée de 330 minutes, un des grands exploits techniques du septième art, était censée être le premier de six films sur la vie de Napoléon. Et depuis, il a continué à contrarier les plans des génies du cinéma : Charlie Chaplin, Stanley Kubrick, Steven Spielberg, tous ont rêvé de le porter à l’écran, et ont échoué. Signalons également que Napoléon Bonaparte (1769-1821), figure apothéotique de la puissance nationale de la France en même temps que génie de la guerre se survit dans une légende qui ne désempare pas. Il détient à ce titre le record absolu des ventes de livres et des personnages historiques représentés au cinéma et à la télévision, l’historien Antoine de Baecque ayant dénombré plus de mille occurrences dans ces deux médias.
«Lourdingue», «incohérent», «décevant»… La critique française n’est pas tendre avec le biopic sur Napoléon, signé Ridley Scott. 2h38. C’est la durée de ce film pour embrasser la vie de Napoléon, de 1793 à sa mort, en 1821, avec en fil rouge son histoire d’amour dévorante avec sa première épouse, Joséphine de Beauharnais Mais le souci, ce n’est pas tant la durée du film que l’absence de point de vue de son réalisateur, qui souhaite tout raconter en un laps de temps restreint. Ce qui donne l’impression « de feuilleter de façon très rapide et très superficielle un livre d’histoire », selon le critique Samuel Douhaire.
Le film est-il fidèle à la réalité historique ? Le cinéaste a-t-il réussi à retranscrire la complexité du personnage ? C’est la question que tout le monde se pose : le Napoléon de Ridley Scott reflète-t-il vraiment la vie de l’Empereur de France ?
«Visuellement, c’est un film magnifique, mais Ridley Scott se permet une grande licence artistique quant à sa vision de Napoléon : il dépeint une forme de réalité en prenant beaucoup de libertés», analyse François Houdecek. Et notamment dans la chronologie, qu’il réaménage comme il l’entend, «jusqu’à faire des erreurs de date sur la rencontre entre Napoléon et sa femme, ainsi que sur la mort de cette dernière, c’est assez dérangeant » affirme l’historien.
La scène d’ouverture du film Napoléon fait déjà tiquer. Marie-Antoinette monte sur l’échafaud pour être guillotinée, suivie des yeux par le jeune Napoléon Bonaparte. Sauf qu’en réalité, Napoléon ne pouvait pas être présent sur la place de la Concorde le 16 octobre 1793. Il est à Toulon, en train de préparer la première bataille qui va le rendre célèbre.
Bonaparte, tantôt conquérant, tantôt vulnérable, tantôt exécrable, est campé par Joaquin Pheonix «qui incarne un personnage indolent alors que, dans la réalité, Napoléon était à «1000 à l’heure». Et puis l’acteur, trop vieux pour le rôle, n’évolue pas alors qu’il se passe une trentaine d’années entre le début et la fin de l’histoire…Joaquin Phoenix a du mal à incarner la majesté et le charisme du personnage, toute sa complexité finalement. Il n’a pas ce regard pénétrant que l’on attribuait à Napoléon. », détaille l’historien François Houdecek , chef de projet de la publication de la Correspondance générale de Napoléon, publiée par la Fondation Napoléon.
Les faits d’armes majeurs de Napoléon sont passés en revue, de ses débuts en tant que jeune capitaine qui s’illustre durant le Siège de Toulon (1793) en passant par ses batailles phares, Austerlitz et Waterloo notamment. Visuellement, les batailles sont très cinématographiques, mais elles n’ont rien à voir avec la réalité. Elles ont un côté médiéval, alors qu’au XIXe siècle, on commence à vivre des guerres modernes, des guerres de masse, avec des avancées de troupes très organisées. Napoléon est connu pour avoir été un fin stratège, et on le voit avec la bataille d’Austerlitz. Les troupes françaises affrontent alors celles de l’empereur d’Autriche allié aux forces russes d’Alexandre Iᵉʳ. Cette bataille est connue pour être un coup de maître du chef de guerre. En revanche, dans le film, Napoléon élabore un stratagème avec un lac gelé : la bataille est centrée sur cet épisode, alors même que dans la réalité, cela n’a été qu’une petite partie de l’affrontement, «voire même une séquence magnifiée et mystifiée de la bataille».
La relation entre Napoléon et Joséphine de Beauharnais rythme l’intégralité du long-métrage. Le réalisateur britannique s’est attaqué à la vie du célèbre empereur français, en mettant l’accent sur son ascension au pouvoir et ses faits d’arme, et son amour dévorant pour sa première femme, Joséphine de Beauharnais. Quand ils ne sont pas filmés ensemble, c’est leur correspondance épistolaire qui accompagne Bonaparte dans ses campagnes militaires. Joséphine et Napoléon se rencontrent dans la France du Directoire. L’un et l’autre partagent plus que des sentiments : ils s’appuient l’un sur l’autre pour servir leurs intérêts. «Joséphine va lui permettre d’entrer dans les cercles du pouvoir. Elle connaît tous les codes à la fois de ce Directoire mais aussi de l’Ancien Régime. Cette synthèse que Bonaparte va faire ensuite entre l’héritage des Bourbons et la République, c’est grâce à Joséphine» explique l’historien « Cet amour, il est non seulement personnel et intime. Mais il est surtout aussi intéressé et politique». David Chanteranne relève cependant deux irrégularités dans la représentation de leur relation. Dans le film, Napoléon rentre de la campagne d’Égypte car il apprend que Joséphine a un amant. En réalité, Napoléon avait déjà des soupçons d’infidélité auparavant et son retour s’explique surtout pour des raisons politiques. La vulgarisation permet néanmoins de souligner l’importance de Joséphine pour Napoléon : «il fallait montrer que ce soit un choc et que l’aspect personnel du personnage est tout aussi important que l’ambition politique», avance David Chanteranne. Autre déformation du film, la scène du divorce, qui a lieu en 1809. Napoléon, désormais empereur, fait le choix de répudier Joséphine qui ne lui donne pas d’héritier. Joséphine doit renoncer à son titre d’impératrice, mais lors de la cérémonie, elle ne parvient pas à aller au bout du texte annonçant officiellement sa mise en retrait. Dans le film, on voit Joaquin Phoenix gifler Vanessa Kirby pour la forcer à achever la lecture. «Ce n’est pas arrivé du tout. Elle perd connaissance et c’est finalement c’est l’un des hommes dans l’entourage de Napoléon qui va lire cette lettre» corrige l’historien «Il y a une sorte de de tendresse et d’émotion qui gagne toute l’assistance et en premier lieu, Napoléon lui-même».
Les 100 jours de Napoléon: c’est une des scènes les plus invraisemblables du long-métrage. Après avoir abdiqué, Napoléon est envoyé en exil sur l’île d’Elbe. Il parvient cependant à s’enfuir et à revenir en France, où il est bien décidé à reprendre le pouvoir des mains de Louis XVIII. Sur le chemin, l’empereur déchu fait face à son ancienne armée, désormais au service du roi. Alors que tous les fusils du 5ème régiment sont braqués sur lui, Napoléon, seul en tête, retourne la situation à son avantage en ralliant à lui les soldats. «C’est exactement comme ça que ça s’est passé. Même s’il n’est pas arrivé en premier, il a préparé les esprits avec son avant-corps dirigé par le général Cambronne» reconnaît David Chanteranne. «Il s’avance en disant : «s’il en est un qui veut tuer son empereur, me voici». Forcément, personne ne va prendre la responsabilité de tirer sur Napoléon, parce que le nom de ce soldat serait voué aux gémonies pendant des décennies. Ses anciens grognards vont le porter en triomphe à Grenoble puis à Lyon et enfin Paris où il arrivera le 20 mars 1815».
Si «le caractère historique fait parfois défaut au film», selon l’historien, c’est précisément parce que c’est du cinéma. Les approximations, simplifications et autres arrangements dans la chronologie des événements sont là pour mettre à la portée du spectateur un personnage et une époque complexe. «Ça reste du grand spectacle et de la création artistique. C’est aussi une lecture personnelle de Ridley Scott» conclut l’historien.
Dans le story-board, la promesse était pourtant grande: un portrait de Napoléon faisant un parallèle entre sa conquête du pouvoir et sa relation tumultueuse avec Joséphine. L’intime et l’Histoire s’entremêlent pour marquer le chemin d’une des plus grandes figures de France, révélant l’homme derrière le mythe. Le résultat est malheureusement plus que décevant. Retraçant la vie de l’empereur des Français de 1789 à 1821, le scénario reprend les épisodes décisifs de l’ascension de Bonaparte avec un manque de vision donnant rapidement l’impression d’assister seulement à des événements rapprochés.
Les déclarations de Ridley Scott durant le cycle de promotion du film ne laissaient entrevoir rien de bon, notamment à travers ses saillies contre les historiens, marquées par de l’ inculture et du mépris. Ridley Scott déclara au Times : «Quand j’ai un problème avec les historiens, je demande : “Excuse-moi, mon pote, tu y étais? Non? Alors ferme ta gueule.”»
Napoléon est un film d’un désespérant classicisme. Son déroulé tristement chronologique fait plus penser à une laborieuse séance de diapositives qu’à un grand film de cinéma.
Faut-il donc en vouloir à Ridley Scott de faire du cinéma et du spectacle plutôt qu’un documentaire ou une thèse inattaquable ? Napoléon reste une œuvre de fiction, un point de vue, une réinterprétation. Donc oui, il y a des choses fausses, des raccourcis avec l’histoire, quelques clichés, une romantisation des événements,… de nombreuses ellipses…Le portrait de Napoléon repose beaucoup sur une vision burlesque, voire grand-guignolesque, de l’homme derrière le dirigeant, en particulier dans la relation intime du futur Empereur avec Joséphine de Beauharnais.
Il est bon de rappeler que Ridley Scott se moque d’une véracité historique totale et privilégie toujours son histoire au détriment de celle avec un grand H. Le réalisateur britannique assume ainsi son statut de «cinéaste-enlumineur» et choisit quelques moments visuellement saisissants de la légende Bonaparte. Ridley Scott s’est régulièrement attelé à déconstruire les mythes derrière certains grands personnages. Dans son film Napoléon, on pouvait donc légitimement s’attendre à ce que Ridley Scott s’amuse à décortiquer l’Empereur français. À l’origine, le film s’intitulait d’ailleurs Kitbag, reprenant un célèbre dicton : «Il y a un grand général caché dans le sac [kitbag] de chaque soldat.» Si le titre Napoléon lui a été préféré (plus évident pour attirer le public, Kitbag révélait dés le début de cette aventure, les intentions du réalisateur et de son scénariste : raconter l’arrivée au pouvoir «d’un soldat au costume trop grand pour lui», et dépeindre Napoléon sous ce jour moins glorieux.
Avec son intelligence de la mise en scène et un savant sens du tempo, le Britannique livre des moments épiques lors des scènes de guerre. Outre l’assaut nocturne plutôt captivant de Toulon, certaines images ou la beauté des plans hivernaux de la Bérézina de 1812, ce sont évidemment les grandes batailles d’Austerlitz et Waterloo qui marquent le plus à l’écran.
Et pourtant, Napoléon ne déshonore pas totalement Ridley Scott. L’artiste n’a pas son pareil pour nous plonger dans des reconstitutions historiques saisissantes, et ce, dès les premières secondes du film: la montée sur l’échafaud de Marie-Antoinette au son du chant révolutionnaire «Ha ça ira». Le réalisateur pare donc de spectaculaire «cet empire édifié à coups de canons». C’est la marque de ses œuvres historiques, depuis son premier film, Les Duellistes, en 1977, jusqu’au Dernier Duel, en 2021. Et dans sa volonté de rassembler tant d’événements importants dans un unique film de deux heures et tente huit minutes (des coupes majeures ont été opérées par le cinéaste dans un montage initial nettement plus long (3h30, 4heures ou 4h30 selon les sources, à découvrir ultérieurement sur Apple TV+), il fait la démonstration de sa redoutable efficacité quand il s’agit de manier le langage visuel.
Ridley Scott ne recherche pas l’exactitude parfaite, mais la perfection de l’immersion. Ridley Scott ne s’intéresse pas au Napoléon côté politique interne. Seuls lui importent les instincts de conquête, de mort et d’amour du monarque, qu’il ne craint pas de ridiculiser. En effet empoté, parfois peureux et pleurnichard, une brute le reste du temps, c’est le portrait de l’Empereur brossé par Ridley Scott dans son Napoléon
Certes Napoléon est un film déroutant, mais régulièrement époustouflant visuellement. Bien sûr, l’œuvre politique, culturelle, civile de la période est totalement absente du film . Aucune œuvre, aussi documentaire voire scientifique, soit-elle, n’est totalement dans le vrai d’une époque dont l’essence est perdue à jamais. Certes, on peut vouloir s’en approcher au maximum, mais il est ridicule d’attendre cela de Ridley Scott. Ne devons-nous pas d’abord voir ce film comme objet médiatique et historique? Il ne faut pas comprendre « voilà l’histoire de Napoléon » mais « voilà ce que ce réalisateur de culture anglo-saxonne veut nous dire sur Napoléon en 2023 ». C’est au spectateur d’avoir la capacité, l’envie et la présence d’esprit de replacer l’œuvre dans son contexte et de se forger un avis propre.
Philippe Cabrol
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