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L’Empire

Analyse du film : L’Empire de Bruno Dumont

Jusqu’où ira Bruno Dumont? Il y a dix ans, le réalisateur présumé austère de L’Humanité avait surpris ses admirateurs avec une série policière à haut potentiel burlesque, P’tit Quinquin ainsi qu’ avec une autre série délirante, Coin-Coin et les Z’inhumains, où la présence d’extraterrestres se manifestait par… des bouses de vache géantes. Avec L’Empire, son douzième long métrage, qui a obtenu le prix du jury au festival de Berlin 2024, le cinéaste pousse la radicalité encore plus loin en osant investir un genre cinématographique boudé en France: le space opera, cette sous-catégorie littéraire et cinématographique de la science-fiction, consacrée aux voyages dans l’espace, à l’exploration des planètes mais aussi la description de civilisations intergalactiques. Apparu formellement au début des années 1940, le genre devient très populaire à partir des années 1960 et 1970 avec notamment Star Trek ou encore Star Wars.

Tout débute dans le nord du Nord, dans un village côtier avec son port, ses dunes, son petit marché, ses habitants tranquilles… Un village banal qui va devenir le théâtre de curieuses scènes, puis d’étranges débarquements , des surprises, qui iront de rebondissements insolites en péripéties burlesques. Bienvenue dans un véritable bouillon de culture où tous les genres sont permis Il y a du chevaleresque en même temps que des vaisseaux spatiaux dans des décors naturalistes. Il y a des anges et des démons investissant des formes humaines, prêts à se livrer bataille pour faire triompher leur cause. Il y a aussi des envahisseurs, des marins pêcheurs et des cavaliers qu’on croirait tout juste arrivés de Camargue. Il y a des épées laser de Star Wars, et bien sûr le duo de flics habitué des films de Dumont, improbables Laurel et Hardy du plat pays.

Entrons donc dans La Guerre des étoiles sur la côte d’Opale, façon Bruno Dumont, un Star Wars local. Dans L’Empire nous assistons à une vision manichéenne, avec cet affrontement entre les 1 et les 0, qui représentent chacun le bien et le mal. Mais le monde filmé par Dumont n’est jamais binaire. Avec ce réalisateur, le Bien et le Mal n’existent pas en soi. Cette mise en place et son développement ne sont là que pour en arriver à un final lors duquel les deux fusionnent, tout en appelant à la figure de la Genèse. Il y a donc une volonté de parler de la fusion du bien et du mal comme quelque chose d’origine…

Dans ce film , nous percevons la pensée de Bruno Dumont dans son explorations des mythes et pulsions archaïques, à savoir le rejet de la modernité. Le réalisateur pose avec ce film la question du bien et du mal avec deux divinités, l’une représentant les forces du Bien, incarnées par des femmes dont le vaisseau- mère est une cathédrale représentant la pensée progressiste, utopiste du côté de l’amour, et l’autre les forces du Mal, incarnées par des hommes dont le vaisseau-mère est un château, une vision conservatrice, matérialiste et hédoniste. Les deux s’affrontent dans les grands espaces interstellaires et sur la Terre, où un petit garçon, Freddy, est appelé à devenir le nouvel Antéchrist. À ses côtés, son père, Jony,un modeste pêcheur du Boulonnais, commande les armées maléfiques.

Tout le film repose sur l’association,des contraires, jusque dans la musique litur-gique de Bach métamorphosée par des arrangements jazzy. Dumont mêle le gro-tesque et le tragique, le naturalisme et la mythologie, le trivial et le sacré, ou en-core le futur et le passé avec ces vaisseaux spatiaux inspirés par l’architecture médiévale de la Sainte-Chapelle (pour le camp du bien), ou par la monumentalité néoclassique du palais royal de Caserte (pour le camp du mal) .

«Il y a deux grands courants dans le cinéma, qui seraient d’un côté le naturalisme, dans lequel ces questions sont très mélangées, et qui serait plutôt présent dans le cinéma européen, et de l’autre un cinéma plus américain qui aurait pour habitude de séparer de manière très claire le bien et le mal. Dans la tradition d’un cinéma à la fois spectaculaire et hollywoodien, le bien et le mal sont distincts. Et ce qui m’intéressait, c’était de raconter une histoire en ayant ces deux genres, ces deux types de cinéma sur une même ligne de front, pour montrer la possibilité ou non de les faire cohabiter et de faire cohabiter ces questions. Dans L’Empire, cette distinction entre les 0 et les 1, correspond aussi à une certaine représentation du monde dans lequel on vit, où cohabitent des gens qui pensent que la vérité existe, et d’autres qui pensent que non. L’Empire est un film qui s’amuse avec tout ça, avec ces deux visions du monde, en faisant s’affronter des super-héros et des anti-héros. Ça m’amusait de jouer avec le cinéma et son histoire, tout en posant des questions sur ce que l’on vit aujourd’hui, avec des gens qui pensent encore que le bien et le mal existent, qui croient à la ségrégation, à la séparation entre les deux. Mais L’Empire n’est pas non plus un film qui prétend résoudre la question. C’est un film qui me permet de m’en amuser» dit Dumont.

Philippe Cabrol

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