Les Carnets de Siegfried
Analyse du film : LES CARNETS DE SIEGFRIED de Terence Davies
Evocation de la vie tragique du poète Siegfried Sasoon, de l’ère victorienne aux années 1960, par un réalisateur adepte d’un cinéma introspectif. A travers la vie de ce poète, le cinéaste britannique nous lègue un splendide Adieu/ A Dieu.
LES CARNETS DE SIEGFRIED de Terence Davies. Grande Bretagne, 2024, 2h18.
Avec : Jack Lowden, Simon Russel Beale, Thom Ashley
Terence Davies revisite la vie tragique du poète britannique Siegfried Sassoon, peu connu en France alors qu’il fait partie avec Wilfred Owen des grands poètes de la Première guerre mondiale, dont la vie s’est étendue de la fin de l’ère victorienne aux années 1960. Il se focalise plus particulièrement sur deux périodes de sa vie : celle de la guerre et celles des Années folles qui suivirent. Jack Lowden joue avec charme et aisance Siegfried Sassoon, un jeune homme devenu pacifiste, profondément choqué par les horreurs de la guerre qui a détruit sa tranquillité d’esprit, sans lui conférer la bénédiction de l’accomplissement artistique ; celle des dernières années de vie du poète lorsqu’il s’est marié et s’est converti au catholicisme.
Terence Davies, décédé le 7 octobre 2023, est un cinéaste anglais de la génération de Loach et de Leigh, mais plus confidentiel. Il travaillait alors à la rétrospective que lui consacrait le Centre Pompidou (mars 2024), intitulée Le Temps retrouvé. Evocation proustienne de la jeunesse de Sassoon, comme de la sienne dans Distant Voices ou Still Lives. Dans Les Carnets de Siegfried les ellipses sont nombreuses : du montage d’images d’archives pour les souvenirs de la première guerre mondiale au morphing pour le vieillissement des personnages. Depuis le milieu des années 1970, Terence Davies a signé une œuvre unique, intime et bouleversante.
Le film a été présenté au Festival de Toronto en 2021 sous le titre Benediction, puis est sorti en mars 2024 sur les écrans français avec pour titre Les Carnets de Siegfried. Ne soyons pas étonnés du titre original Bénédiction. L’étymologie de ce mot indique les deux sens qui lui sont habituellement connus : synonyme de louange et synonyme d’un bienfait accordé. Dès les premières minutes, apparaît la perte d’un idéalisme, visible sur le visage du comédien Jack Lowden.. C’est aussi le sens d’une recherche et de sa conversion au catholicisme, révélée dès le début du film par un flashforward qui passe des images du champ de bataille au visage vieilli de Sassoon, assis sur le banc d’une église, à la poursuite de quelque chose de »permanent, d’inaltérable », selon ses propres mots. La plus grande défaite provoquée par la guerre se situe sans doute ici, dans cet abandon de l’Art comme expression recherchée de la vérité au profit de la religion.
En 1914, le jeune Siegfried Sassoon, poète en devenir, est enrôlé dans l’armée britannique. A son retour, épouvanté par le grand nombre de soldats morts et la froideur d’une hiérarchie militaire qui envoie sans états d’âme des jeunes britanniques se faire massacrer, il écrit des pamphlets pacifistes qui font beaucoup de bruit. Il écrit également une lettre à son supérieur indiquant qu’il refuse de retourner sur le champ de bataille. Parce qu’il se révolte contre la boucherie humaine qui s’abat sur l’Europe, Siegfried Sassoon est envoyé dans une clinique psychiatrique pour désordres post-traumatique. Cela lui évite la cour martiale.
Revenu à la vie civile, sa notoriété artistique grandissante lui ouvre les portes et les salons d’une vie mondaine dans les milieux aristocratiques britanniques. Une société des apparences et des faux-semblants dans laquelle le jeune poète Siegfried savoure reconnaissance et plaisir. Mais dans cette société du paraître, Siegfried se perd, tiraillé entre les diktats de la conformité et ses désirs de liberté. Il ne sait comment conduire une existence brillante en apparence ; pris entre ses tentatives de se conformer à des normes dominantes (le mariage, la conversion au catholicisme), ses désirs homosexuels et son aspiration à la liberté (la vie intérieure, les retours du passé, la poésie toujours recommencée). »Je ne suis pas un intellectuel, j’ai un esprit très encombré » dira Siegfried Sassoon.
Terence Davies nous parle de la guerre et de ses traumatismes. Mais il prend du recul pour évoquer une époque précise, celle de la Première Guerre mondiale, les mœurs de cette période et la vie d’un homme tiraillé entre ses désirs, ses ambitions et ce qu’on attend de lui. Avec un élégant classicisme, le réalisateur utilise un procédé rappelant en effet le docu-fiction, en insérant entre les séquences des archives de guerre : des images réelles, terribles, montrant des scènes de désolation, des corps mutilés, par-dessus lesquelles des poèmes de Sassoon sont récités calmement par un narrateur anonyme. Le film résonne comme un cri de souffrance.
L’essentiel du film est centré sur l’homosexualité du personnage principal, et plus généralement, la représentation des relations entre hommes à la fin de cette époque. Sassoon est écartelé entre le conformisme dû à sa classe et son désir d’émancipation sexuelle. Il est tiraillé par le paradoxe de ses désirs et son attente de trouver une femme, une épouse qui lui garantira une vie digne, ainsi qu’une descendance. Il fréquente des amants frivoles, désinvoltes, célèbres pour certains, tous très aisés financièrement. A cette époque les relations homosexuelles étaient encore punies par la loi mais les classes aisées pouvaient jouer avec les normes et s’affranchir de la loi grâce aux liens étroits qu’elles entretenaient avec le pouvoir anglais.
Sassoon est un personnage complexe et important de la bonne société anglaise, dont il fréquente les salons. Il évolue en permanence entre son militantisme affiché, son goût pour la littérature, son désir de conformité, de reconnaissance sociale, et son attrait pour les hommes. Homosexuel, mondain, poète, finalement marié et converti au catholicisme, Sassoon est une figure que l’on devine torturée et paradoxale. Notre héros va connaître un cheminement intérieur, qui passe notamment par le mariage hétérosexuel et par une conversion tardive au catholicisme, en quête de quelque chose d’enfin »immuable ». Il recentra sa vie autour de cette conversion. Il y eut deux périodes dans la vie de Siegfried Sassoon où il écrivit ses meilleurs poèmes : la guerre en est une, l’autre période est celle pendant laquelle il se demande s’il doit ou non se convertir au catholicisme. C’est en 1927, qu’il trouve la paix grâce à cette conversion.
Le film se clôt sur une longue scène bouleversante, manifeste du grand cinéaste qu’était Terence Davies. Assis sur un banc, Sigfried Sassoon, encore jeune, observe un mutilé de la guerre de 1914, pendant que sa voix, en off, lit un poème écrit par Wilfred Owens, Disabled (L’Invalide ), poète qu’il avait côtoyé et apprécié lors de son séjour en clinique psychiatrique.
Ultime film de Terence Davies, Les Carnets de Siegfried est une œuvre sobre, élégante, brillante et puissante. Le film analyse admirablement la psychologie complexe du poète Siegfried Sassoon. La mise en scène est magnifique. Presque toutes les séquences se déroulent dans des lieux clos. Le cinéaste met en valeur les costumes et les décors. Les dialogues sont émaillés des textes du poète. Ce récit non-linéaire de l’existence du poète, construit sur une série d’allers-retours entre passé et présent, est tout entier porté par une quête.
Les Carnets de Siegfried offre une synthèse parfaite de toutes les facettes du talent de Terence Davies : montage d’images d’archives, précision de la reconstitution historique, fondus enchaînés poétiques. On y trouve tous ses thèmes de prédilection : la mémoire, la guerre, la souffrance psychique et la religion. Si cette œuvre ressemble à un testament, cela s’explique par le fait que les films de ce grand réalisateur ont emprunté le point de vue de la Mort, celle qui, accomplissant »un fulgurant montage de notre vie » (comme l’écrivait Pasolini), dégage les lignes de forces, les éclats et les rimes d’une existence engluée dans le temps.
Philippe Cabrol