
Emilia Pérez
Analyse du film : EMILIA PEREZ de Jacques Audiard
Sortie en salle : 21 août 2024 | 2h10min | Drame, Comédie musicale, Thriller
De Jacques Audiard | Par Jacques Audiard
Avec Zoe Saldana, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez
Un chef de gang mexicain sanguinaire. Un changement de sexe. Une comédie musicale. Chat GPT aurait-il complètement déraillé ? Non je vous rassure, c’est le nouveau film de Jacques Audiard Emilia Pérez, un véritable OFNI qui ne plaira sans doute pas à tout le monde. Le synopsis d’Emilia Pérez était intriguant. En effet, Jacques Audiard à la réalisation d’un long-métrage musical entièrement tourné en langue espagnole avec au casting des actrices internationales : Zoé Saldaña, Karla Sofía Gascón et Selena Gomez avait de quoi rendre curieux.
Plus que le récit d’une transition, Emilia Pérez est celui d’une conversion : celle de Jacques Audiard à une culture qu’aurait détestée son père, Michel Audiard, cinéaste lui aussi. Il n’y a jamais une seule explication biographique à la direction que prend l’œuvre d’un réalisateur… La filmographie de Jacques Audiard est aisément lisible comme un dialogue et une lutte avec son père, ayant pour enjeu central la question de la masculinité. Dès son premier film, en 1994, Regarde les hommes tomber, Audiard se positionne. Il se spécialise durant des décennies dans des fictions viriles où les héros bandent leurs muscles et où il examine la masculinité dans tous ses états. Une partie de son œuvre dans laquelle l’univers du père (Paris, les petits escrocs, les gangsters, les combines foireuses…)est revisité par le fils : la gravité, la fragilité, les affaires de transmission, les histoires de rédemption avortées…
Avec Dheepan (palme d’or au Festival de Cannes en 2015) Jacques Audiard introduit un élément, une famille srilankaise, au cœur de son univers familier, puis des terres inconnues, les États-Unis, avec Les frères Sister et la jeunesse dans Les Olympiades, tout en conservant la question masculine. Le film Emilia Pérez ne représenterait-il pas un point d’aboutissement de cette démarche
Geste ultime d’affranchissement par rapport au monde du père ? … Jacques Audiard opte pour un changement radical avec Emilia Perez. Ce film a donc quelque chose d’un geste de libération. Audiard ne s’interdit rien, se régale à repousser ses limites et transgresser ses propres tabous.
Acceptons Emilia Perez comme un film invraisemblable, comme une œuvre qui se branche sur des questions contemporaines avec ici le thème de la transidentité.
De quoi parle Emilia Perez ? Surqualifiée et surexploitée, Rita, avocat mexicaine use de ses talents au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais sa vie être bouleversée lorsque l’un des barons de la drogue les plus influents du pays, Manitas Del Monte, lui demande son aide pour accomplir le plan qu’il peaufine depuis des années : devenir une femme sous le nom d’Emilia Pérez. Rita doit également s’occuper de mettre la femme de Manitas DelMonte, Jessi et ses deux enfants en sécurité en Suisse. Quant à Emilia, elle a conscience de la transgression qu’elle entreprend, en changeant de genre. Elle se révèle libre et courageuse. Après avoir provoqué la mort de centaines d’innocents, elle se convertit en patronne d’une ONG, La Lucecita (petite lumière), luttant pour retrouver le corps des milliers de Mexicains enlevés et tués par les cartels. Pensé par le cinéaste comme un opéra, tourné comme une comédie musicale en studio Jacques Audiard semble tout vouloir à la fois, tout englober : film de narcos, film noir, thriller, comédie musicale, télénovela, chronique sociétale, mélodrame coloré à l’ Almodovar, amour romantique, parental ou passionnel, histoire d’amitié, drame intime, comédie burlesque, dégâts du trafic de drogue, condamnation de la violence masculine et de la corruption, mélange original de Martin Scorsese et de Jacques Demy, mais aussi dilemmes moraux, face aux choix et actes d’Emilia dans sa nouvelle identité. Parviendra-t-elle à tenir cette promesse de rédemption ?
« J’avais en tête l’idée d’un film qui mute, qui change toujours de forme, de genre, explique Jacques Audiard. Et, n’oublions pas qu’ il y a souvent, dans un film, une petite phrase qui vient résumer secrètement la nature du projet. Dans Emilia Perez, ce pourrait être quand l’héroïne reçoit ses enfants dans sa grande demeure après les avoir perdus de vue pendant quatre ans, elle leur dit : « Attention, dans les escaliers, il n’y a pas de rampe. » Le film est ainsi sans rampe. Le spectateur doit trouver son équilibre tout seul. Être « sans rampe » confère au film une grande inventivité. Ce que fait le réalisateur.
Comme un écho entre le cinéma et la réalité, une traversée similaire est effectuée par les personnes trans dans leur vie. La distinction entre le féminin et le masculin ne demeure-t-elle pas comme l’une des données anthropologiques les plus structurantes dans nos sociétés, comme le développait l’anthropologue Françoise Héritier : « L’observation du fait qu’il y ait un sexe masculin et un sexe féminin dans notre monde a servi de base pour ordonnancer nos systèmes de pensée, opposer les choses identiques aux choses différentes. En découlent des jugements de valeur, des règles de comportement, bref tout ce qui fait les oppositions que l’on considère comme naturelles mais qui ne le sont pas. »
Concernant la partie musicale du film, celle-ci est également une véritable réussite. La musique arrive dès le début du film, quand Rita est en train d’écrire et de répéter la plaidoirie que son patron dira à sa place. Grâce aux chansons originales composées et écrites par le duo Camille et Clément Ducol, « les refrains pop » racontent tant les personnages que l’action. Souvent les chansons se mêlent aux dialogues. Les chorégraphies signées Damien Jalet, Audiard offre des numéros musicaux inspirés et originaux. La danse s’intègre à la gestuelle des personnages, la prolonge et/ou l’amplifie.
A la fin du film, les participants d’une procession entonnent en chœur avec une version espagnole des « Passantes » de Brassens en toile de fond : moment inoubliable.
Emilia Perez est une démonstration impressionnante de la manière avec laquelle le cinéaste parvient à se réinventer à chaque projet. C’est le film le plus « culotté », le plus insolite, le plus coloré et le plus personnel de Jacques Audiard.
Une œuvre d’une immense réjouissance, récompensée du Prix du Jury et du Prix de la meilleure interprétation pour l’ensemble de son casting féminin lors de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes. L’actrice Karla Sofía Gascón qui joue à la fois Manitas et Emilia est la première actrice transgenre à avoir remporté un prix d’interprétation au Festival de Cannes.
Philippe Cabrol
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