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Le Royaume

Analyse du film : Le Royaume de Julien Colonna

Sortie le 13 novembre 2024 en salle | 1h48min | Drame

Avec : Ghjuvanna Benedetti, Saveriu Santucci, Anthony Morganti

La Corse nous offre cette année des drames puissants portés par des héroïnes captivantes: le polar carcéral Borgo, au printemps2024, A son Image sur une jeune photographe amoureuse d’un militant nationaliste, en septembre et aujourd’hui Le Royaume.

C’est l’été 1995. Alors qu’elle vit l’un de ses premiers étés adolescents, Lesia est rapidement exfiltrée de chez sa tante, chez laquelle elle habite, pour se retrouver dans une villa isolée aux côtés de son père, Pierre-Paul, et de ses hommes de main. Celui-ci est chef de clan d’une mafia locale. En plein milieu du tumulte, durant ces quelques semaines estivales, ils vont apprendre à se connaître. Lesia va découvrir par le biais de la télévision, d’un article de journal ou à la dérobée d’une conversation chuchotée ce qui se trame et qui lui est caché. Une guerre des clans est déclarée et oblige père et fille à partir en cavale. Plus personne n’est en sécurité. Les visages des compagnons mafieux assassinés défilent tout au long du film, tandis que l’étau se resserre autour de Pierre-Paul. Tels des animaux sauvages, tour à tour prédateurs puis proies, ces voyous sont constamment gangrenés par la peur et vont d’une cache à l’autre.

Lésia se retrouve au milieu de ces hommes, chasseurs de sangliers, pêcheurs et tueurs en fuite. Elle découvre un univers d’hommes, sans revendications politiques mais aux fortes traditions culturelles virilistes et insulaires.

Le Royaume s’ouvre sur deux cadavres de sangliers à l’arrière d’un pick-up, deux personnes portent la dépouille d’un sanglier. Le plan se resserre et un membre du groupe retire sa casquette. C’est Lesia à laquelle il est demandé de dépecer l’animal. Avec cette séquence d’ouverture, Julien Colonna expose crûment l’un des motifs qui fait la singularité de son film: celui des chasseurs et des traqués. Pour son premier long métrage, le réalisateur s’intéresse à la remise en question des fantasmes qui entourent la voyouterie, où l’argent et le pouvoir règnent en maîtres. Bien loin du film de gangsters Le Royaume dépeint des hommes prisonniers de leur destin, à l’existence ponctuée de drames et de solitude.

Dans ce premier long métrage Julien Colonna réalise un thriller haletant où les silences font plus peur que les détonations. Julien Colonna plonge à la fois dans son histoire personnelle et dans celle de la Corse, marquée depuis des décennies par ces affrontements meurtriers entre clans. Fils de Jean-Jérome Colonna, un ancien parrain présumé du milieu corse, c’est de son histoire et celle de son père que s’est très largement inspiré le cinéaste pour imaginer Le Royaume, un «anti-film de gangsters» comme il le définit. Julien Colonna n’évite pas le film de gangsters mais il l’aborde avec un regard différent, loin du polar et plus proche de la chronique dramatique sur des hommes et des femmes acteurs et victimes de leur mode de vie.

Rugueux et bouleversant, Le Royaume est un film de cavale filmé à hauteur d’adolescente, dont le véritable objectif concerne la relation entre un père et sa fille. le réalisateur capte les corps et regards de Lesia et Pierre-Paul, qui s’apprivoisent.

Le thème majeur du film est celui des rapports père-fille. Lesia est une enfant candide projetée dans un monde d’adultes, une enfant sentinelle et une enfant meurtrie. Elle a un tempérament très tranché. Elle est raisonnable et frondeuse. A travers Lesia, il y a un triple regard: un témoin atypique et écarté, un témoin aimant puis un témoin agissant.

Le titre de du film interpelle. Pour Colonna, c’est «dans un royaume que naissent tous les drames, les jalousies, les trahisons… Un royaume peut connoter un territoire et comprendre un même peuple. Un royaume peut être convoité ou non. Dans mon film le royaume est partage de souvenirs, d’odeurs, de moments forts. Le Royaume , Lesia s’en souviendra plus tard comme d’un paradis perdu». Par le biais de plans rapprochés sur Lesia et son père, le film reste focalisé sur le drame filial et intimiste. Entre Pierre-Paul et Lesia se dessine un royaume condamné, bâti de toutes pièces par le père au détriment de sa famille. C’est un destin que le géniteur de Lesia évoque à cœur ouvert lors d’une séquence émouvante de confidences entre les deux personnages au cours de laquelle Pierre-Paul dit à sa fille «Ce moment partagé, c’est notre royaume». Pierre-Paul se mue alors en un père meurtri par l’existence qu’il s’est choisi, souffrant profondément du peu de temps qu’il accorde à sa fille . Quant à Lesia, elle ne demande qu’à passer plus de temps aux côtés de ce père qui lui manque constamment.

Le Royaume est l’espace dans lequel se meuvent deux êtres. C’est l’espace de calme hors du temps dans lequel ils se retrouvent. C’est aussi l’héritage que laissera, qu’elle le veuille ou non, un père à sa fille.

Le réalisateur filme des silences, des sourires, des visages graves, des instants de complicité et d’amour. Les longs plans contemplatifs, les gros plans sur les visages du père et de la fille sont magnifiques. Mais la force du film réside dans cette relation filiale qui s’épaissit peu à peu, Lesia découvre ce royaume crépusculaire dont elle héritera, qu’elle le veuille ou non.

La nature avec le maquis, les arbres, les cours d’eau, les bords de plage isolés sont très importants dans le film. En effet La Corse éternelle, belle, sauvage, violente, rituelle est un personnage à part entière. «Je l’ai filmé en été pour qu’on ressente la chaleur sur la peau des personnages, pour qu’il y ait confrontation entre la beauté de l’île et la masse des touristes en vacances. Mais cette allusion à la saison touristique n’est qu’une piqûre de rappel pour mentionner la frénésie des vacanciers qui s’oppose à la nature et à la gravité des Corses» dit Colonna.

La musique a beaucoup d’importance, elle y côtoie en permanence la vie et la mort, elle est un personnage à part. Elle accompagne les phases de l’histoire sans jamais les devancer. «Nous la voulions sobre et sans effet», explique Colonna.

Hybride entre film de gangsters et drame filial, Le Royaume bouleverse. Pour un premier film, Julien Colonna impressionne de maîtrise tant narrative avec un scénario solide et intelligent, que formelle avec une mise en scène remarquable.

Philippe Cabrol

#analysedefilms #corse

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