Login

Lost your password?
Don't have an account? Sign Up

Grand tour

Analyse du film : GRAND TOUR de Miguel Gomes

Sortie le 27 novembre 2024 en salle | 2h08min | Aventure, Comédie dramatique

Avec : Gonçalo Waddington, Crista Alfaiate, Teresa Madruga

Le dernier film du Portugais Miguel Gomes, sélectionné à Cannes 2024 et qui a obtenu le prix de la mise en scène, est une pure merveille. Grand Tour est un film ample, romanesque, plein d’humour et de finesse, l’image sublime : une merveille je vous dis.

Grand tour, c’est le nom qu’on donnait aux voyages initiatiques que faisaient traditionnellement les jeunes aristocrates britanniques, le plus souvent en Europe centrale ou méridionale, parfois dans les colonies. Le titre est ironique puisqu’il désigne là le voyage impromptu d’Edward britannique à l’aube des années vingt, qui travaille dans une administration birmane. Edward s’apprête à accueillir une fiancée qu’il n’a pas vue depuis sept ans et qui arrive de Londres.Or il décide d’un coup de distribuer les fleurs qu’il avait prévues de lui offrir aux passants et de la fuir : un voyage qui le mène dans toute l’Asie, depuis un monastère japonais jusqu’au centre de la Chine en passant par Shanghai et la jungle thaïlandaise. Un voyage qu’accomplit aussi, c’est le second temps du film, sa jeune fiancée Molly, bien décidée à retrouver son fiancé. C’est donc un film en deux parties, deux aventures qui se superposent en quelque sorte, puisque, mystère ou magie, Molly sans vraiment avoir d’informations fixes sur le parcours erratique d’Edward se retrouve presque toujours aux mêmes endroits.

Avec ce sixième long-métrage le cinéaste reconduit de nombreuses caractéristiques de ses précédents films: le croisement entre fiction et documentaire, le noir et blanc granuleux qui évoque celui de Tabou ; ou encore un romanesque anachronique et une façon d’assumer les artifices cinématographiques. La grande roue lancée à toute allure, qui ouvre Grand Tour, synthétise le mouvement du film, pensé comme un tourbillon d’images hétérogènes. Tandis que le récit est raconté par plusieurs voix off en langues asiatiques, deux régimes d’images sont alternés tout du long : une fiction tournée en studio (des plans fixes sur du théâtre traditionnel thaïlandais, ou sur homme dans un karaoké chinois qui chante My Way de Sinatra. Ces images en couleur alternent avec d’autres tournées en studio, en noir et blanc, hommage parfois, mais jamais appuyé au cinéma des années vingt) dans laquelle un fonctionnaire britannique s’enfuit le jour de son mariage pour entreprendre un « grand tour » de l’Asie, et un journal filmé de ce même voyage.

C’est une œuvre qu’il faut appréhender dans sa nature aérienne et détachée du réel. Tout est faux et tout est vrai dans cette fiction qui s’appuie sur des contes traditionnels asiatiques ou des expériences religieuses de moines. Le temps se suspend pendant près de deux heures où le spectateur perd tous ses repères temporels et géographiques.

Grand Tour est peut-être le film du voyage en crise. Voyage inachevé, interrompu par le Covid, au moment où Miguel Gomes déployait son tournage itinérant à travers l’Asie, de la Birmanie au Japon sur le chemin de Shanghai – puis poursuivi à distance deux ans plus tard, avec une équipe chinoise collectant pour lui les images manquantes.

Miguel Gomes, auteur majeur du cinéma mondial, mais aussi l’un des plus singuliers, construit un récit baroque, qui déroute par sa très forte dissonance entre image et narration. La puissance de cette histoire tient dans ce décalage permanent, dès que des plans en extérieur nous sont proposés, nous ne sommes plus au début du XXème siècle, mais bien de nos jours, avec tous les éléments temporels évidents comme des scooters ou des téléphones portables, bien mis en avant par la caméra pour qu’on ne puisse pas s’y tromper. C’est dans la construction de son scénario que Gomes surprend et excelle. Il dédouble en effet son récit, fait visiter les mêmes lieux aux deux personnages principaux, Molly est aussi fantasque qu’Edouard est lugubre. Tandis qu’Edward s’évade d’un lieu à l’autre, le spectateur est projeté (presque de force) dans un nouvel univers à chaque passage de frontière. Ce déplacement se traduit par un changement de langue du narrateur à chaque pays traversé et par de rares images en couleur marquant une coupure ou une introduction à un nouvel environnement culturel.

Grand Tour est une expérience visuelle. Chaque lieu visité dévoile bien plus que des paysages : il révèle un univers émotionnel complexe qui exige une exposition prolongée, avec de longs plans sur des scènes du quotidien local. Cela s’inscrit dans une démarche de réalisme exacerbé, et se manifeste particulièrement dans l’usage constant mais maîtrisé du noir et blanc pour toutes les scènes impliquant les protagonistes.

Grand Tour est aussi un récit de voyage, proche du road movie. En plaçant le spectateur dans un rapport d’étrangeté, ce film invite à une réflexion sur la découverte de cultures étrangères. Ce décentrement questionne implicitement les notions d’orientalisme et de colonialisme. Les cultures traversées sont accessibles mais lointaines à la fois, marquées des touches de mysticisme ou de comédie.

Finalement, ce film est une addition de mélanges : des époques : les années 1910 et aujourd’hui, des tons : sérieux quand on suit le héros, ironique quand on observe l’héroïne), des genres : film d’aventure dans la première partie, Screwball Comedy dans la seconde, du noir et blanc, la plupart du temps, pour évoquer le passé colonial, et parfois de la couleur dans les séquences contemporaines, des styles : expressionnisme et documentaire, des rythmes pour le montage : rythme sec mais fluide et rythme alangui au moment des fondus au noir ou des fondus enchaînés, des langues : celles des pays d’Asie du Sud-Est traversés par les personnages (Birmanie, Thaïlande Singapour, Vietnam, Philippines, Chine, Japon…), qui se succèdent en voix-off, des façons de voyager : marche, train, bateau, sampan, des personnages pittoresques : un consul fumeur d’opium, une savante parlant des fleurs avec passion, un ténor napolitain, une employée de maison vietnamienne faisant office de guide spirituelle. Et enfin des références : Sternberg, Murnau, Mizoguchi, Ruiz, Weerasethakul…

Grand Tour est une merveilleuse déambulation de deux êtres en quête d’amour à travers les quatre coins de l’Asie. Une œuvre atemporelle qui émerveille.

Philippe Cabrol

#analysedefilms

https://chretiensetcultures.fr