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La Chambre d’à côté

Analyse du film : La Chambre d’à côté

Trois ans après La voix Humaine, Pedro Almodovar retrouve Tilda Swinton pour un film entièrement en langue anglaise où la grande actrice britannique partage l’affiche avec Julianne Moore. Elles forment un magistral duo d’actrices et un parfait véhicule pour la science du dialogue et des situations chères au réalisateur espagnol.

En vingt-deux films, le cinéaste espagnol n’a cessé de se réinventer tout en nous permettant d’identifier son univers, exubérant et chatoyant, en quelques plans. À 75 ans, Pedro Almodovar demeure un cinéaste toujours aussi inventif La chambre d’à côté est aussi son premier film en langue anglaise un film inspiré du roman Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez (2020). Ce long-métrage fut présenté en compétition à la 81ème Mostra de Venise.

Sur quelle destinée ouvre la porte rouge de cette magnifique affiche ?

Ce film constitue un troublant plaidoyer en faveur de l’euthanasie et en tous cas du droit à mourir dignement. « Je crois que dire adieu à ce monde proprement et dignement est un droit fondamental de tout être humain » a déclaré le cinéaste en recevant le Lion d’or à Venise. Ce long-métrage s’éloigne de ses précédents films transgressifs, flamboyants, mélodramatiques, et exubérants (dans lesquels la mort étant cependant souvent présente) pour livrer un film poignant à la beauté funèbre.

À travers l’histoire de Martha, atteinte d’un cancer et ancienne reporter de guerre, Almodóvar opère un parallèle saisissant : comme la guerre, la maladie est un combat qui condamne ses survivants à vivre entre la vie et la mort. Ingrid, témoin de la souffrance de son amie, confie : « Le cœur dit non à chaque battement. »

La Chambre d’à côté aborde des thèmes universels tels que la maladie, le deuil, et l’éthique du choix face à la mort. En pleine actualité du débat sur le droit à mourir dans la dignité, le film offre une perspective nuancée et empathique, sans tomber dans le pathos. Almodóvar dépeint avec humanité et subtilité les dilemmes auxquels sont confrontés ses personnages.

Ingrid est en train de dédicacer son dernier livre, dans lequel elle aborde sa peur de la mort, quand elle apprend que sa grande amie Martha, avec laquelle elle fut journaliste à New-York dans leurs jeunes années, est à l’hôpital, atteinte d’un cancer menaçant ses jours à très court terme. Toutes les deux avaient débuté leur carrière au sein du même journal. Lorsqu’Ingrid devient romancière à succès et Martha reporter de guerre, leurs chemins se séparent. Martha a plusieurs fois côtoyé la mort au cours de ses reportages, mais voilà que celle-ci la rattrape. Ingrid rend visite à Martha à l’hôpital. Mais alors que le dernier traitement expérimental qu’elle a accepté de suivre n’a pas fonctionné, Martha demande à Ingrid de l’aider à se suicider en étant celle qui passera ses derniers jours avec elle et qui officiellement découvrira son corps. Ingrid accepte d’honorer ce pacte ultime, qui est la plus belle preuve d’amitié imaginable.

Après quelques scènes entre l’hôpital et l’appartement de Martha, celle-ci demande à Ingrid d’être à ses côtés. Martha loue donc une maison à la campagne. Ingrid sera donc cette personne qui logera dans la « chambre d’à côté », guettant chaque matin avec de plus en plus de fébrilité si la chambre de Martha est restée fermée ou non. Quand la porte de la chambre sera fermée, cela signifiera qu’elle a accompli le geste ultime. Elle aura décidé de prendre le comprimé fatal qu’elle a acheté sur le dark web. De fait, cette retraite dans cette magnifique villa s’apparente aussi à un apprentissage pour Ingrid, qui parvient peu à peu à dédramatiser l’idée de la finitude qu’elle rejetait en bloc au début du film, pour accéder au lâcher prise dont Martha s’affirme assez vite comme l’incarnation.

Plus le récit avance, plus l’espace prend sa place : d’une chambre d’hôpital à l’appartement de Martha puis dans une magnifique villa (qui est en réalité la Szoke House, située à 50 km de Madrid).

Avec La Chambre d’à côté, Pedro Almodóvar ajoute un nouveau thème à la panoplie des sujets de société qu’il traite dans ses films : l’euthanasie et surtout de l’accompagnement d’un être jusqu’à sa mort. Son Espagne natale a légalisé l’euthanasie il y a quatre ans, le 25 juin 202, mais le réalisateur interroge le rapport de la société espagnole catholique au suicide assisté. Il propose une lecture sensible de cet acte controversé, encore en débat en France. Almodovar évoque donc avec ce film un sujet de société capital, le droit de mourir dignement. Dans un pays, les Etats-Unis, où le suicide assisté n’est pas autorisé, ce que demande Martha à Ingrid est un acte illégal, qui exige une preuve d’amitié inouïe. Malgré sa peur maladive de la mort, Ingrid va accepter. Martha contraint donc son amie à attendre sa mort, le moment qu’elle choisira, elle sera spectatrice comme ces personnages du tableau People in the Sun d’Edward Hopper, qu’elles admirent dans la belle maison. Ce sont la nature et l’art qui relient ici Martha aux dernières lueurs de vie.

Pedro Almodovar évacue la majeure partie de la charge morale et politique de l’euthanasie ou du suicide. Le débat ne porte pas tant sur le choix et l’acte de Martha que sur la capacité d’Ingrid à les subir, et le reste n’est qu’une question de délai. Tout l’objet de l’intrigue réside alors dans la compréhension de chacune à accepter la fin de toute chose. Simplement être là, c’est la ligne de conduite qui séduit le cinéaste. S’ensuivent des échanges entre nostalgie et mélancolie, des discours qui sondent la peur de la mort et l’amour de la vie.

Nous assistons au face-à-face entre les deux femmes, ou plutôt entre elles et la mort. Il y a quelque chose de terriblement beau et dramatique dans la trajectoire d’Ingrid et Martha, entre l’écrivaine qui déballe sa peur terrible de la mort et la condamnée qui parachève son apaisement ultime. Ce double mouvement très almodóvarien entrecroise les pulsions de vie pour donner du sens à la mort.

Dans ce film, ce sont les interrogations sur la mort et deux approches très divergentes de la fin de vie qui vont se faire face et permettre aux deux amies de dialoguer peu à peu, au travers de paroles apaisées.

On retient donc un processus de réincarnation en mettant en avant l’aspect fusionnel entre les deux amies de longue date. Accepter la mort d’une part, puis l’accompagner en offrant son écoute et sa présence comme un réceptacle qui prolongerait l’existence de Martha en Ingrid. Cette approche, très spirituelle, n’est pas une nouveauté chez le cinéaste espagnol.

La chambre d’à côté est un poème à la fois funèbre et coloré, bouleversant et puissant, aussi visuellement éclatant que pessimiste (Almodovar dit de son film : c’est « l’histoire d’une femme qui va mourir dans un monde qui va mourir »), mais aussi une ode à l’amitié, à l’art, à la nature, la liberté.

Sans toutefois se départir des grands sentiments, dans La Chambre d’à côté Almodóvar choisit de filmer l’amitié – la vraie : l’amitié qui ne fait aucun compromis, celle qui tait l’ego pour voir l’autre, totalement. La tragédie permet de renouer le lien perdu entre ces deux femmes, et invite le public à plonger dans l’intimité de leurs conversations, comme des manières de rattraper le temps perdu.

Le cinéaste espagnol a choisi d’illustrer les grands débats de ses deux actrices par des plans fixes. Le public s’installe avec elles, pour les écouter sans interruption discourir sur le sexe (“le meilleur rempart contre la mort”) ou les tragédies (“que l’on peut traverser de plein de façons”).

Martha se raconte, analyse ses erreurs, son incapacité à être une mère pour sa fille, mais aussi ses rencontres jalonnant toute une vie de reporter de guerre sur le terrain. On ne sait que peu de choses d’Ingrid, que le cinéaste met complètement au service de son amie.

La chambre d’à côté s’inscrit dans la lignée de Douleur et gloire, film qui, en 2019, revenait sur la vie du réalisateur. C’était un film testamentaire ou presque, de la part d’un homme dont les réflexions sur la mortalité avait pris le pas sur la quête de passions. La chambre d’à côté rejoint Madres paralelas (2021), une autre histoire de femmes qui donnent la vie en même temps. Le réalisateur explore ainsi les deux extrémités du destin humain, du premier cri au dernier souffle. Nombre de films d’Almodóvar s’articulent autour de la mort, qu’elle mène à une rencontre Julieta ou à une séparation Étreintes brisées. La chambre d’à côté fait aussi écho à Talon aiguilles avec une mère absente manquant à son enfant.

Ce film fait inévitablement penser au tandem Bibi Andersson–Liv Ulmann dans Persona d’Ingmar Bergman, à cause du huis clos, de l’isolement de la maison, de l’exploration d’une relation entre deux femmes et de l’étude la plus approfondie jamais réalisée deux personnages isolés. Mais Almodovar ne place pas ses deux actrices dans un rapport de prédation ou de fusion, elles sont côte à côte et Ingrid et Martha deviennent complémentaires l’une de l’autre sans perdre de leur individualité. Si chez Bergman, la malade est silencieuse, dans La chambre d’ à côté Martha parle beaucoup.

Ce film fourmille de références culturelles soit par l’écran d’une télévision, soit par la grandeur d’une bibliothèque, soit par la peinture, la littérature. Elles regardent des films, un Buster Keaton, Les gens de Dublin de John Huston, chant funèbre magistral. Ce film de Huston est le film fétiche des deux amies et elles repassent inlassablement la fin de cette œuvre qui fait l’éloge de la neige comme une poussière du temps qui réunit les vivants et les morts. Almodovar fait des clins d’œil dans son film à la peinture américaine, très explicitement à Edward Hopper, notamment avec le tableau Gens au soleil, où cinq personnes sont figés sur des chaises longues face au soleil, à Christina’s World d’Andrew Wyeth, à The Chestnut Grey de Georgia O‘ Keffe, tableau très sexuel où les arbres de cette peinture sont phalliques.

La direction artistique est comme toujours parfaite, avec ses mariages et contrastes de couleurs soutenues : rouge, vert, jaune. Le film est visuellement hyper maîtrisé, dans ses décors, dans l’emploi des couleurs et la composition des cadres.

Pedro Almodovar nous offre une alliance de légèreté et de gravité, relayée par des discussions fleuves et douces.

La fin du film, reprend le monologue final du dernier film de John Huston, Gens de Dublin (1987), inspiré de la nouvelle The Dead, extraite du recueil Les Gens de Dublin, de James Joyce : « La neige tombe. Elle s’étend sur tout l’univers. Elle tombe, feutrée. Sur tous les vivants. Et les morts. » Ces mots nous accompagnent. Sur la terrasse, deux femmes se tiennent par la main. Les flocons de neige les recouvrent, comme ils recouvrent «les morts et les vivants ». Mort et renaissance valsent alors ensemble.

Pedro Almodovar orchestre les derniers moments de Martha avec un art époustouflant de la délicatesse. « Seules les grandes actrices savent regarder et écouter en silence » dit le cinéaste en rendant hommage à ses deux extraordinaires actrices qui sont ici face à l’essentiel. Et seuls les grands metteurs en scène savent jouer du champ- contre-champ, filmer la peur dans un regard, le doute au détour d’une parole hésitante, le sentiment indicible éprouvé face à une chaise vide qui, une fois la porte fermée, raconte que l’absence durera toujours. »

Philippe Cabrol

#analysesdefilms#pedroalmodovar

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