Login

Lost your password?
Don't have an account? Sign Up

Les Damnés

Analyse du film : Les Damnés

« Le fait que la guerre puisse devenir un spectacle me fait horreur, c’est tout simplement immoral », a déclaré Roberto Minervini, réalisateur du film Les Damnés, prix « Meilleure réalisation » à Un certain regard, festival de Cannes 2024.

Réalisateur: Roberto Minervi

Distribution : René W. Solomon, Jeremiah Knupp, Cuyler   Ballenger Genre : Historique, Guerre

Nationalité : Italie, Belgique, Etats-Unis

Durée : 1h29

Sortie : 12 février 2025

Roberto Minervini a déclaré au festival de Cannes : «  Il y a plusieurs idées à l’origine de ce film. D’abord, il s’agit de cinéma, et des films de guerre. Mon idée était de réaliser un film de genre, en remettant en question certains préceptes du genre. Je voulais renverser ces récits très ”machiavéliques”, qui mettent en scène le bien contre le mal, l’éradication du mal comme justification de la guerre, tous ces films dans lesquels la bonne cause justifie une fois de plus le meurtre, et qui mettent en scène l’héroïsme, les martyres, et une hyper masculinité toxique. Toutes ces représentations sont évidemment déshumanisées. Alors que la guerre, la vraie guerre, ce sont des êtres humains qui vont mourir ».

Les Damnés s’ouvre par une scène des loups dépouillant la carcasse d’un animal. Ce moment d’une grande puissance picturale dresse le décor profondément sauvage du nouveau long métrage de Roberto Minervini. Le réalisateur ne raconte pas de hauts faits spectaculaires, il s’inscrit davantage dans la tradition plus contemporaine de westerns contemplatifs.

En effet ce film s’inscrit dans un genre, celui du cinéma de guerre, mais dans une approche différente, avec un langage différent. Le réalisateur a adopté certains codes de ce genre, comme la palette des couleurs, les uniformes, les grands espaces, la musique, les sons. Tous ces choix esthétiques installent d’emblée le film dans le genre du film de guerre.

Roberto Minervini n’abandonne pas ses racines documentaires. Son approche lui permet de détourner à son avantage les conventions du film de guerre (les relations fraternelles qui se nouent entre soldats, les rapports d’autorité, les stratégies, etc.) pour mieux se focaliser sur le sentiment d’attente et d’impuissance de ses personnages. On pense ainsi au Jarhead de Sam Mendes, où des soldats avides d’action passaient la guerre d’Irak sans tirer le moindre coup de feu. Les soldats de Roberto Minervini sont anonymes, livrés à eux-mêmes dans une nature hostile. Le cinéaste les confronte au passage des saisons, loin de toute civilisation. Il les replace à leur juste place dans la réalité : de simples mortels dépassés par les circonstances. Il capte tout de leur quotidien, des gestes fatigués aux soudaines explosions de violence.

Dans ce film qui montre la guerre dans sa plus simple expression, sans spectacle, sans héros et sans gloire, on suit l’avancée durant l’hiver 1862 d’un bataillon de l’Union, envoyé en éclaireur sur les terres encore sauvages du Montana. Ce petit groupe d’hommes chemine dans une nature belle et indomptée, de bivouac en bivouac, se préparant à tout moment à l’assaut d’un ennemi invisible. L’histoire se déploie lentement, entre des marches silencieuses dans des paysages enneigés et de longues attentes. Alors que leur mission change de cap, ces soldats se retrouvent confrontés à des dilemmes moraux et existentiels qui mettent à l’épreuve leur foi en leur engagement.

Montrer l’attente de l’inévitable conflit, l’ennui, la peur et l’attente de la mort, parce qu’on sait parfaitement qu’une partie des soldats ne s’en sortira pas. Cette attente renforce le sentiment de désespoir, d’inévitabilité du combat. Face à ce sentiment de brutalité absurde, le film montre également des moments d’humanité, de silence, qui laisse le temps de réfléchir au caractère inévitable de la guerre.

Le réalisateur filme les visages de ces hommes qui perdent la foi en Dieu, en leur patriotisme. Il met en image l’attente résignée de la mort, en évoquant une guerre mais sans ennemis visibles, comme si l’important n’était pas le combat en lui-même. La vie de ces soldats oscille entre la foi et la perte de sens. Tailler le bois, garder le feu, nettoyer des armes, soigner des chevaux, faire de tours de garde, chasser, tuer et dépècent les animaux à manger, et jouer aux cartes sont leurs principales occupations. Le temps s’étire dans le silence, et dans l’ennui pour cette poignée de soldats à survivre au milieu de paysages aussi magnifiques qu’hostiles.

Le film s’emploie à figurer en creux la menace qui guette, mais ne vient pas, ou si peu. Peu importe l’ennemi qui se rapproche, ce qui intéresse Roberto Minervini, c’est de filmer le doute qui grignote le cœur de ces soldats. Pas d’héros, pas de bons et pas de méchants mais seulement la banalité de la guerre et son horreur. Le film interroge l’homme, ses faiblesses, ses douceurs, ses vérités, son humanité profonde. Plongés dans l’isolement, ces soldats créent une petite communauté d’hommes responsables où règnent une confiance et une tolérance mutuelle.

Peu d’action (une seule scène d’action : l’attaque soudaine et meurtrière des ennemis, qui suffit à résumer la violence des combats, la peur, le sang, la douleur et la tristesse quand on compte les morts), un rythme très lent, peu de dialogues. Lors des quelques dialogues devant le feu, les soldats expriment la philosophie du film : pour certains, se battre contre ceux qui voudraient réduire d’autres êtres humains en esclavage signifie simplement être du côté du bien, au nom de Dieu. Pour d’autres, tuer ses propres frères n’est qu’une question de survie en temps de guerre. Le plus aguerri protège le plus vulnérable et les interrogations de chacun sur le bien-fondé de sa participation à cette guerre s’expriment librement. Peu à peu, ces hommes qui avaient une conviction, une bonne raison d’être là (la foi en Dieu, la conviction que l’on n’a pas le droit « d’enchaîner des êtres humains »), perdent le sens de cette guerre qui s’enlise jusqu’à l’épuisement. « Qu’est-ce qu’être un homme ? » interroge un jeune soldat. Une fois la jeunesse passée, la colère rentrée, et le pardon à soi-même et aux autres accordé,  « alors là tu deviens vraiment un homme », lui répond son aîné.  « Pourquoi s’est-t-on engagé ? » Le jeune soldat croit que tout est de la volonté de Dieu, qu’il se bat par et pour cette volonté divine ; un plus âgé se contente de distinguer le bien du mal, ou du moins de survivre. « Dans quelle mesure a-t-on le droit, voire le devoir de tuer ? C’est quoi, devenir un homme ? »

Ce film est aussi un hymne à la nature. Le cinéaste montre la nature avant tout : montagnes, plaines, neiges, arbres, roches. Cette nature sauvage, ni hostile ni rassurante, est juste présente. La beauté du film réside dans ce surprenant point de vue, pictural et essentiel au cinéma, qui pourra faire penser à Malick ou Reygadas

Le réalisateur concentre dans Les damnés tout ce qui constitue le mythe de l’Amérique : grands espaces, conquête de nouveaux territoires par les armes, foi en Dieu. Mais il le fait de façon très éloignée de la mystique cinématographique américaine, avec une mise en scène anti-spectaculaire, dans un rythme d’une lenteur étouffante se focalisant sur les petits détails du quotidien. Cette atmosphère pesante évoque Le désert des tartares de Dino Buzzati. La tâche des soldats consiste à tenter de se défendre d’un ennemi aussi improbable que dangereux, un peu comme dans Le Désert des Tartares.

Roberto Minervini, passant du documentaire à sa première fiction historique, cherche des connections avec les temps modernes. Il est évident que le scénario cherche des liens avec les temps modernes et des accroches avec la réalité, des États-Unis et d’ailleurs. Les damnés du titre, c’est probablement nous tous, obligés de nous battre ou d’observer d’autres gens qui affrontent leurs frères.

Philippe Cabrol

#analysesdefilms

https://chretiensetcultures.fr