
A normal family
Analyse du film : A normal family
Dans ce film Hur Jin-ho, en fissurant les lignes souvent présentées comme lisses et idéalisées d’une famille dite normale, dresse le portrait glaçant et vertigineux d’une société sud-coréenne à travers le conflit moral qui oppose deux frères irréconciliables.
Ce film est un délicieux petit théâtre de la cruauté humaine.
A Normal Family donne à voir une famille coréenne typique, dans laquelle deux frères aux carrières opposées et aux fortunes diverses gèrent à la fois la fin de vie compliquée de leur mère et l’adolescence de leurs enfants respectifs.
Réalisation : Jin-Ho Hur
Avec : Sul Kyung-gu, Jang Dong-gun, Hee-ae Kim
Pays : Corée du Sud
Durée : 1h 49min
Sortie : 11 juin 2025
Le film de Hur Jin-ho s’inspire de Le Dîner, roman du Néerlandais Herman. Transposée en Corée du Sud, l’intrigue du best-seller narre les tourments d’un avocat magouilleur et de son frère cadet, un chirurgien accroché à son éthique, mouillés à leur insu dans une affaire de meurtre perpétré par leurs enfants, sociopathes en puissance.
Deux frères, un avocat matérialiste et un chirurgien idéaliste, se retrouvent régulièrement avec leurs épouses pour dîner dans un restaurant huppé de Séoul. Le premier, veuf, est remarié à une femme plus jeune, et a une fille adolescente qui attend les résultats d’un concours d’entrée dans une grande école. Le second marié, a un fils adolescent harcelé à son lycée. Ces dîners de famille, rituels obligatoires qui réunissent les deux hommes et leurs épouses légitimes, sont autant d’occasions d’exciter, autour de grands crus hors de prix, les petites haines.
L’amour n’est pas ce qui caractérise la relation entre ces deux frères dont les vies ont emprunté des trajectoires opposées. D’un côté Jae-wan avocat sans scrupule, accumule les millions en défendant des clients riches, quels que soient leurs crimes, et de l’autre Jae-gyu médecin à l’hôpital, sauve des vies. En effet, l’avocat accepte comme client le fils d’un patron de grande firme, qui vient de foncer avec son véhicule dans un homme qui lui reprochait sa conduite dangereuse. Le chirurgien, quant à lui, s’occupe de la fille de la victime, hospitalisée dans un état critique.
D’un côté il y a celui qui défend l’agresseur, de l’autre celui qui soigne la victime. Derrière, c’est le pouvoir de l’argent qui est d’emblée critiqué : l’argent du père du chauffeur, qui permet de se payer un avocat renommé mais qui permet aussi d’acheter le silence de la femme de la victime par un supposé accord, de l’autre l’argent qui pourrait payer la résidence médicalisée de luxe de la grand mère, et acheter la tranquillité du frère et de sa femme, épuisés. Hur Jin-ho décortique donc une cellule familiale bourgeoise faite de non-dits et de arrangements peu honnêtes.L’hypocrisie est le ciment relationnel.
En transposant cette histoire dans son pays, le réalisateur jette un regard cinglant sur une société sud-coréenne brutale, marquée par la pression qui s’exerce sur les enfants et leur réussite scolaire, par la fracture entre les différentes couches de la société, avec d’un côté ceux qui ont les moyens de se soigner, d’élever leurs enfants, de se défendre, et de l’autre, les « laissés pour compte ».
A normal family nous offre le spectacle grinçant et sarcastique de la faillite morale d’une nation entière vampirisée par le néo-libéralisme et le modèle méritocratique sur fond de délitement du confucianisme. Le réalisateur scrute aussi la fracture entre deux générations.
Après avoir fait connaissance de ces deux familles, le réalisateur balancer au cours d’un repas son fameux élément perturbateur. A Normal Family devient véritablement incisif quand la violence bien réelle succède à la violence symbolique.
Le réalisateur nous questionne sur les racines de la violence ? Où est le bien ? Où est le mal ? Et ce à travers de la puissance de la vidéo surveillance, des médias et des réseaux-sociaux. Et à l’origine de cette violence, il y a leurs enfants qui deviennent les instruments du chaos. Ils font tout voler en éclat. Le film nous demande : Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour protéger nos enfants ?
A Normal Family joue sur le drame, le policier et la comédie. Hur Jin-ho offre ainsi une représentation tragique d’une société confrontée à une forme de décadence sociale où les repères moraux fondamentaux se dissipent dans des appréhensions de la réalité complètement déstructurées. Le Bien se fond au Mal, dans un univers où l’argent, le pouvoir, la domination culturelle se soustraient au bon sens du vivre ensemble.
Avec ce film on peut penser à Adolescence, la série Netflix ayant rencontré un tel succès qu’elle est devenue un enjeu politique à part entière. Mais A normal family est plus grinçant. On pense évidemment aufilm de Bong Joon-ho Mother qui décrivait avec forc la manière dont une mère de famille est capable de tous les dépassements pour sauver son enfant criminel. Sauf que chez Bong Joon-ho, le garçon était porteur d’un handicap intellectuel, ici dans ces deux familles les deux adolescents, sont pervers à souhait, intelligents et ne montrent aucune forme de culpabilité. L’homme qu’ils assènent de coups est SDF, et pour ces deux jeunes, éduqués à l’image et aux réseaux sociaux, un être à la rue n’a pas la même valeur qu’une personne de bonne famille ou insérée socialement.La référence va évidement vers Parasite, Palme d’or de Cannes en 2019. Mais là où Bong Joon-ho déployait son image à la verticale, de la cave au grenier, ici c’est à l’horizontale, et plus précisément autour de la table d’un restaurant huppé, que les différentes strates de la société se regardent et se jugent sans complaisance.
Avec ce neuvième long-métrage, le réalisateur Sud Coréen, fort d’une carrière de près de vingt-cinq ans et encore relativement méconnu des écrans français, signe un film glaçant sur la famille et dresse un portrait cinglant de la société sud-coréenne, et plus largement du monde contemporain.
Rapports de classe houleux, amours filial et parental jalousies, fratrie dysfonctionnelle, relations aux écrans, à la violence et au monde réel, sens moral et éthique personnelle à géométries variables…voilà ce que nous propose ce film à travers deux familles et leurs bassesses, leur honneur, leur faiblesse et leur violence : c’est toute leur humanité qui est passée au crible d’un conte moral sarcastique et typiquement coréen.
On retrouve dans A Normal Family cette sorte de constat implacable si fréquente dans le cinéma coréen, peu avare en portraits d’adolescents gangrenés par une mentalité opportuniste et en conflit ouvert avec la génération précédente. Dans les rôles de leurs parents, Sul Kyung-gu et Jang Dong-gun sont parfaits, et l’auteur fait peser sur la génération qu’ils incarnent, entrant dans la cinquantaine tout en vivant une crise profonde d’identité, la responsabilité de la faillite de la jeunesse.
Philippe Cabrol