Killers of the Flower Moon
Analyse du film : Killers of the Flower Moon, de Martin Scorsese
Absent des salles de cinéma depuis « Silence » en 2016, Martin Scorsese revient avec un thriller inspiré de faits réels, une histoire de pétrole, d’assassinats et d’Indiens. Ce film Killers of the Flower Moon, avec Robert De Niro et Leonardo Di Caprio et présenté hors compétition au Festival de Cannes 2023, est une fresque de 3h26 qui a coûté 200 millions de dollars. Il raconte des meurtres d’Amérindiens, il y a plus de 100 ans aux Etats-Unis. C’est une histoire universelle « d’affrontement des cultures », un superbe western crépusculaire qui rappelle les plus beaux films de Clint Eastwood. Basé sur le roman de David Grann, ce film-événement revient sur une importante et choquante page de l’histoire des États-Unis : les meurtres en série, perpétrés par des Blancs, qui décimèrent la communauté Osage de l’Oklahoma, dans les années 1920.
Oklahoma, années 1920. Le pétrole a apporté la fortune au peuple Osage qui, du jour au lendemain, est devenu l’un des plus riches du monde. La richesse de ces Amérindiens attire aussitôt la convoitise de Blancs peu recommandables qui intriguent, soutirent et volent autant d’argent Osage que possible avant de recourir au meurtre…
Les trois heures et vingt-six minutes du film (très long générique final inclus) ne sont pas de trop pour développer une intrigue complexe aux ramifications sociologiques et historiques nombreuses. Chez Scorsese, la durée est une nécessité esthétique, morale et existentielle. Le réalisateur prend le temps de raconter, pour permettre d’aller au bout de sa « confession », ainsi avant les premières morts suspectes, Scorsese prend le temps nécessaire pour planter le décor, montrer comment les Osages tentaient de rester fidèles à leurs traditions tout en vivant dans des manoirs de maître. La dernière partie se concentre sur l’enquête patiente menée par l’inspecteur fédéral Thomas Bruce White qui marqua les débuts du FBI fondé par J. Edgar Hoover.
« J’étais comme envoûté par le titre du livre de David Grann, Killers of the Flower Moon (traduit en français sous le titre La Note américaine). Je trouvais l’apposition de ces trois mots, « tueurs », « fleur » et « Lune », particulièrement poétique, à la manière d’un haïku. En le lisant, j’ai été fasciné par la manière très banale dont ces atrocités se sont déroulées. Il y avait comme une évidence à se débarrasser de ces Indiens et à les spolier de leurs biens. Leur culture était à l’opposé de celle du capitalisme importé d’Europe : la propriété privée leur était étrangère, ils n’étaient pas particulièrement doués pour les investissements, ils continuaient à vivre de la chasse, ils étaient d’un autre temps, comme venus d’une autre planète, il semblait donc assez naturel de les prendre sous tutelle et de les « aider » à laisser la place libre… Personne ne s’en est vraiment alarmé, nombre de crimes n’ont pas été élucidés, les enquêtes se sont arrêtées avant que l’oubli ne recouvre tout. Cette histoire a un caractère politique, mais sa dimension humaine est particulièrement fascinante : qu’est-ce qui peut pousser à une telle monstruosité, à en devenir complice ou, tout simplement, à l’accepter ? Pour l’Amérique blanche, c’était dans l’ordre des choses et, d’une certaine manière, nous avons tous notre part de responsabilité », a déclaré Martin Scorsese.
« Jusqu’à récemment, continue Scorsese, les Américains savaient peu de chose sur ces événements, ils ignoraient l’ampleur de la tuerie (quarante-cinq morts recensés à l’époque, plusieurs centaines selon les dernières enquêtes). Aujourd’hui les colères remontent à la surface, on en découvre toujours plus sur l’ampleur du racisme et on aborde en profondeur l’histoire de l’esclavage, comme celle des Indiens d’Amérique. J’espère que les jeunes Américains qui ont manifesté ensemble, après l’assassinat de George Floyd en 2020, par exemple, vont se servir de ce qu’ils apprennent pour redonner de l’élan à la grande aventure américaine qui est celle du « melting-pot ». Mon film met en lumière des événements horribles qui donnent peu foi en la nature humaine, mais, après l’avoir vu, un Indien du peuple Osage m’a dit : « Vous avez arraché le pansement, à présent la plaie va cicatriser. »
Scorsese estime que les Américains là-bas (dans l’Oklahoma) étaient avant tout des Européens. « La violence et les crimes mis en scène peuvent se dérouler aujourd’hui et n’importe où dans le monde. C’est une histoire qui se répercute à travers les millénaires », analyse Scorsese, qui a tourné dans les prairies de l’Oklahoma, avec une quarantaine d’Amérindiens Osage au casting.
David Grann, journaliste et écrivain de la revue culturelle The New Yorker, va plus loin ; pour lui, son livre Killers of the Flower Moon et le film de Scorsese narrent « l’histoire d’un des crimes les plus monstrueux et des injustices raciales perpétrés par des colons blancs contre des Amérindiens pour l’argent du pétrole ». Lorsque « l’appât du gain se mêle à la déshumanisation d’un autre peuple, cela conduit à ces crimes génocidaires », fustige l’écrivain. Grann pense aussi que l’histoire et le sort dramatiques de la tribu Osage, et de nombre d’Amérindiens aux Etats-Unis, ont été « largement effacés de (la) conscience collective américaine. Cela n’était enseigné dans aucun de mes manuels scolaires, je ne l’ai jamais appris », déplore-t-il.
Le film déroute en se délestant d’entrée de jeu de tout mystère. La première version du scénario suivait Tom White, fils d’un shérif et ancien Texas Ranger devenu agent du fraîchement formé Bureau of Investigation, venir enquêter sur les morts mystérieuses d’indiens Osage. Leonardo Di Caprio devait tenir le rôle et Robert De Niro celui de William Hale, éleveur et principal architecte de la tragédie. De l’aveu de Scorsese lui-même, ils se sont rendus compte que le cœur de l’histoire résidait davantage dans le couple formé par le neveu de Hale, Ernest Burkhart, et sa femme Osage, Molly. Préférant ce protagoniste infiniment plus complexe, Di Caprio changea de rôle et le film changea complètement de point de vue pour se focaliser sur la dynamique qui lie Burkhart à sa femme ainsi qu’à son oncle.
En s’arrimant au point de vue de l’assassin, autour duquel l’étau se resserre, nous pouvons penser à une approche très hitchcockienne du suspense : ansi La corde et Psycho (Psychose), notamment. Pour autant, Killers of the Flower Moon, c’est du Scorsese de bout en bout.
Killers of the Flower Moon ne tient pas plus du western classique que du film-enquête. D’enquête il en était question dans le roman de David Grann dans lequel le meneur de l’enquête était le personnage principal. Scorsese le relègue aux marges de son intrigue et fait d’un autre personnage, Ernest Burkhart son singulier héros. Le personnage d’Ernest est une figure d’idiot qui demeurera médiocre tout au long du film, au nom d’un double aveuglement : celui de l’amour qu’il porte à sa femme et celui du pouvoir dans lequel l’entraîne son diabolique oncle. Ernest est un salaud, convaincu d’être un bon gars. En cela, son personnage s’inscrit dans la lignée des antihéros à la morale ambiguë qui peuplent le cinéma de Martin Scorsese.
Killers of the Flower Moon redéploye une ancienne équation scorsesienne avec deux types de familles qui s’opposent et s’entredévorent : celle du cœur et celle du sang, celle du foyer et celle du clan. Le réalisateur montre la lente dévoration d’un cercle par un autre. En cela, le film est plus un récit de « home invasion » (le foyer assiégé) dans lequel la question de l’espace intime ou collectif se redéfinit à l’aune d’une lutte intestine d’emprise et de propriété. Si le « home invasion » entretient un rapport naturel avec le western, Scorsese positionne cette guerre intérieure et domestique qui est au centre du film vers un récit de terreur.
Tout le film est inscrit dans la lente décomposition de la communauté Osage à travers un mal qui revêt de multiples formes et substances : l’argent, l’alcool, le sang mêlé qui dénature les familles indiennes, le pétrole…Ce mal a un visage, celui de Hale, maître considéré comme un père par les Osages et qui, une fois son masque enlevé, donne à voir le visage du diable. Molly, l jeune Osage et femme d’Ernest, est la seule qui conserve dignité et calme fermeté jusqu’ au bout.
Comme souvent chez Martin Scorsese, Killers of The Flower Moon est un film hybride, à plusieurs têtes : la première est celle d’un film d’apprentissage, celle d’Ernest, qui découvre dans l’histoire d’amour qu’il tisse avec Molly une culture et un monde dont il est totalement éloigné. Et aussi parce que c’est un film de Martin Scorsese, nous assistons à un récit d’ascension et de chute. À mesure que les liens entre les principaux personnages se font plus forts et plus ambigus, Killers of the Flower Moon s’enfonce dans cette ruée vers l’or noir, et expose un capitalisme devenu ingérable, excuse à toutes les cruautés et détournements, convertissant l’Amérique en un système mafieux à ciel ouvert. L’humain y devient une monnaie d’échange, les morts volés dans leur cercueil et ceux qui se montrent trop bavards pour dénoncer les magouilles des autres sont mis sous silence. Le film trace un fil invisible avec le contemporain et raconte les liens plus qu’évidents entre prospérité et destruction, mensonge et liberté.
Tout au long des premières scènes d’exposition, on est frappé par la proximité des liens que William et les siens entretiennent avec les Amérindiens. Tout laisse penser que la cohabitation est possible et même bénéfique, tout le monde vivrait en entente cordiale voire dans un sentiment d’égalité. C’est être bien crédule que de le croire car une fois cette situation initiale exposée, elle sera brillamment explosée pièce par pièce ; la machination est en route et le film policier prend son envol. Avec une rigueur de tous les plans, un souffle contenu dans le drame, on est effaré de découvrir l’ampleur des moyens utilisés pour parvenir aux objectifs des investisseurs. Ces agissements sont décrits avec un cynisme sinistre, la violence surgissant de façon très sèche. Elle n’a rien de grandiose ni même spectaculaire. Elle est implacable, inévitable, tellement décomplexée qu’elle se fait de moins en moins discrète, d’où la dernière partie du film, une enquête puis un procès mené par les enquêteurs du jeune FBI, dirigés depuis la ville par Edgar J. Hoover.
Martin Scorsese, le plus cinéphile des cinéastes américains, aura attendu d’avoir 80 ans pour réaliser son premier western. Killers of Flower Moon est un très grand film sur la culpabilité, le déni d’une conscience, mais aussi un grand western sur le génocide amérindien. Entre western et film noir, Scorsese délaisse ses accents baroques pour signer trois heures et demie d’une fresque historique vibrante.
Plus que jamais maître de ses moyens et de sa mise en scène, Martin Scorsese bâtit avec Killers of The Flower Moon un récit aussi époustouflant que désespéré sur les liens violents entre l’Amérique et le capitalisme. Moins survolté que Le Loup de Wall Street, avec qui il partage certains points communs, mais plus acerbe sur le constat politique qu’il fait (notamment sur l’impossible cohabitation raciale aux États-Unis, les éternelles luttes politiques, culturelles et religieuses qui gangrènent le pays), le film démontre comment la quête de pouvoir, l’affirmation de soi comme individu et comme culture, est toujours affaire de violences, de trahisons intimes et de conceptions violées de la réalité.
Philippe Cabrol