
Journal d’Amérique
Analyse du film : Journal d’Amérique d’Arnaud des Pallières
Depuis 2004, Arnaud des Pallières a le projet d’une fresque visuelle et sonore – une constellation de films, plurielle – brossant des histoires américaines du XXe siècle, réinventées à partir d’archives provenant du fonds américain Prelinger. À travers cette suite de films, le cinéaste explore l’Amérique comme on le ferait de l’Atlantide, d’un continent disparu.
Poussières d’Amérique, sorti il y a dix ans, s’attachait à évoquer notamment par le texte et par la métaphore de la déforestation, la violente conquête du continent nord-américain, les massacres et l’asservissement des peuples indigènes par les colons européens puis par le gouvernement américain. Journal d’Amérique se tourne cette fois-ci vers l’histoire récente des États-Unis d’Amérique.
La forme du film est simple : chaque chapitre correspond à une entrée datée d’un journal intime, qui s’écrit peu à peu par le biais de cartons muets. Le texte alterne avec les images d’archives, tandis que la piste sonore, s’allonge à sa vitesse sur tout le chapitre.
Le réalisateur a composé avec le même fonds d’images que pour son précédent opus : le fonds Prelinger Archives, constitué de milliers de films amateurs et de films institutionnels (publicités, films éducatifs, industriels ou documentaires). Une immense fresque hypnotisante d’images s’enchaîne : en noir et blanc ou en couleur, parfois en accéléré ou en ralenti, du très gros plan à la vue aérienne. On nous montrera des villes et des hommes, des maisons et des voitures, des blancs, des noirs, des riches et des pauvres. Des ciels et des oiseaux, des fleurs et des forêts. Des lieux emblématiques des États-Unis. Des scènes de la vie quotidienne et des moments qui marquèrent l’histoire. À la manière d’un imagier, le réalisateur arrange et construit, à partir de la diversité des images, des séquences thématiques.Les archives ne sont ni datées, ni situées, et ne suivent pas l’ordre chronologique. Quoique les mots conservent leur éternelle actualité, il y a quelque chose de daté, et cependant de fascinant dans les images d’ Arnaud des Pallières. Regarder des gens mener leur vie quotidienne entre ce qu’on peut identifier comme la fin des années 1930 et le début des années 1970 renvoie à l’idée d’un pays au passé glorieux, dont la gloire va être remise en question sur les 112 minutes que dure le film. Le narrateur rêvait, donc, nous dit-il régulièrement, et peut-être c’est aussi le cas de ce rêve américain idéaliste.
Chaque archive apparaît cependant sans aucune identification et laisse le spectateur se confronter à l’énigme de son origine. D’où vient cette image ? Qui sont ces gens qui apparaissent à l’écran ? Où sont-ils ? Qui l’a filmée et pourquoi ? Le sens est peut-être perdu à jamais, mais le spectateur est alors libre de prendre en charge le récit : il observe, interprète les images projetées pour reconstituer son propre périple à travers le film.
Le dispositif du film incite en effet à la rêverie. Aucune voix n’est à entendre, car le texte est muet et seule notre propre voix intérieure le prononce. Les images semblent émaner d’un esprit rêveur, et se suivent irrémédiablement, semblant obéir à une logique qui nous échappe. Jamais le film ne se précipite, au contraire, il laisse le temps de voir, et de revoir. Guidé par les dates du journal, on avance dans ce film comme on progresse dans un labyrinthe, toujours plus loin, sans jamais savoir quel tournant il prendra.
A la fin du film, on aura parcouru un territoire de temps et d’espace, bien réel, mais aussi un territoire de fiction, où l’on aura reconnu ces paysages américains, lointains mais pourtant familiers, car ainsi que le rappelle le réalisateur, « l’idée de l’Amérique a été façonnée par le septième art. La courte histoire des États-Unis a en effet ceci de particulier qu’elle a été documentée quasiment dès son origine par le cinéma. » L’Amérique réelle et l’Amérique filmée seraient comme deux jumelles, dont la ressemblance porte souvent à confusion.
C’est aussi un voyage en images qui survole les vies d’hommes et de femmes du passé ; presque tous ceux qui apparaissent dans le film sont aujourd’hui morts. Journal d’Amérique est un film de fantômes, son histoire est celle d’une résurrection.
Le cauchemar n’est pas loin alors que le film clôt son parcours avec plusieurs séquences sur la Seconde Guerre mondiale. La première séquence est celle des préparatifs de la Marine américaine : les cuirassés sont majestueux et les uniformes des soldats éclatants, images heureuses de propagande de l’entrée en guerre. Dans le chapitre suivant, la grande traversée des mers ne laisse aucune place au doute, la victoire est acquise. Mais ensuite surviennent la guerre, le feu, les morts. L’histoire mondiale rattrape enfin le film avec l’entrée du 7 avril lorsqu’un témoignage de la reddition du Japon vécue depuis une salle de cinéma dialogue avec les films des essais de bombe nucléaire. Les derniers chapitres sont ceux du retour tragique du soldat à la maison : l’expérience traumatique, la dépression, puis la mort.
Histoire d’Amérique a fait sa première dans la section Encounters de Berlin le 14 février 2023. « Pense à l’Amérique, me suis-je dit. Aux cités, aux maisons, à tous les gens, aux arrivées, aux départs, à la venue des enfants, à leur départ, à la mort, à la vie, au mouvement, à la parole. Pense au profond soupir intérieur de tout ce qui vit en Amérique. Penche-toi. Ramasse ce que les autres laissent perdre de la vie. Et fais-en quelque chose. » Le film se clôt sur ces mots : «Ma vie s’efface comme celle d’un personnage dont j’aurais vu l’histoire enfant dans un vieux film du XXe siècle.»
Philippe Cabrol