
La Chambre de Mariana
Analyse du film : LA CHAMBRE DE MARIANA
Film audacieux et bouleversant, le réalisateur Emmanuel Finkiel s’immerge avec La chambre de Mariana dans la période de la Shoah.
Une prostituée cache un jeune garçon juif dans une maison close. Petit à petit, avec délicatesse, Emmanuel Finkiel les emmène des ténèbres vers la lumière.
La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel France/Belgique/Hongrie/Portugal, 2h11.
Sortie en salle le 23 avril 2025
Avec : Mélanie Thierry, Artem Kyryk, Julia Goldberg, Minou Monfared
Un homme guide une femme et un garçon, une valise à la main, dans les égouts, puis les abandonne au seuil de l’obscurité en leur souhaitant « Bonne chance ». Cette scène d’ouverture, très symbolique, évoque la traversée du Styx. Mais la mère et son jeune fils vont se retrouver dans une rue déserte à peine éclairée. On devine dès le début du film, son mouvement général: des ténèbres les plus absolues vers le début de la lumière…
1943. Alors que les nazis ont envahi l’Ukraine, une jeune mère juive dépose son fils de 12 ans, Hugo, auprès de son amie d’enfance Mariana, devenue prostituée. Elle va cacher ce jeune garçon, pendant près de deux ans, au péril de sa vie, dans un placard et va ainsi le sauver de la déportation. S’occupant de lui comme elle peut et le laissant ponctuellement sortir dans sa chambre, Mariana va avoir de plus en plus de mal à garder ce secret au sein de la maison close où elle travaille et habite. Quant à Hugo, toute son existence est suspendue aux bruits qui l’entourent et aux scènes qu’il devine à travers la cloison. Par une brèche dans le mur le garçon est le témoin de la violence de la guerre. Il devine les relations de Mariana avec les allemands, entend les échos sourds des mitraillettes au loin.
Hugo aménage donc dans le placard de la chambre de Mariana. Il a interdiction de sortir du réduit, de s’approcher des fenêtres, de faire le moindre bruit. Le monde entier doit ignorer sa présence.
Nous découvrons petit à petit cette femme au cœur pur, « femme blessée en mal de mère et mère symbolique en mal d’enfant » à travers le regard attentif puis amical d’Hugo.
La chambre de Mariana fait penser à un quasi huis-clos par la disposition des lieux, trois espaces communicants, qui fait le récit et qui ordonne la mise en scène. Le placard, la chambre, le dehors. Le dehors, c’est la ville ukrainienne de Czernowitz, occupée par l’Allemagne nazie. La chambre est le lieu de travail de Mariana, où elle reçoit des soldats et où elle peut parler avec Hugo, quand elle l’autorise à sortir du placard. Le troisième espace est le cœur sombre du film, l’endroit où tout passera à travers ses yeux à lui, l’enfant juif caché pour échapper au pire. C’est autant ce qu’il entrevoit : l’énergie de Mariana, sa beauté, sa force, son rire, ses élans de gentillesse, sa douleur et puis l’alcool qu’elle consomme à haute dose, que ce qu’il voudrait voir. Pour Hugo, le salut consiste à se réfugier dans son imaginaire et sa mémoire. Alors il ravive, ou s’invente des souvenirs. Il imagine les apparitions successives de ses parents, oncles ou cousines, devenus purs produits de son imagination. Il reconstitue le décor du salon de ses parents, il revit son dernier anniversaire en famille, les convives applaudissant en silence pour ne pas attirer l’attention des soldats qui mènent une rafle dans le quartier. Il revoit son amie d’école, Anna, pour discuter avec elle et éprouver le frisson d’un premier baiser. Il va apprendre à développer ses sens, son ouïe, son odorat. Il espionne également Mariana, le seul lien qui le relie encore à l’humanité.
Le cinéaste ne quitte pratiquement jamais le point de vue de son jeune héros. Hugo comprend sans broncher qu’un refuge n’est pas un havre de paix. Il pleure. Mariana le surveille, le protège. La peur ne le lâche pas. Tout lui semble dangereux. Tout lui devient étranger.
Va se nouer une relation spéciale entre Marina et Hugo, tous deux prisonniers de leur condition, l’un puisant dans ses souvenirs pour tenir tandis que l’autre se noie dans la boisson. Des rapports ambigus entre eux peuvent être interprétés comme une forme de tendresse maladroite. Ils prennent une tournure bien plus perturbante dans la dernière partie du film, lors d’une scène (dans laquelle le réalisateur privilégie le hors-champ) laissant pudiquement sous-entendre un acte sexuel entre les deux protagonistes. C’est avec pudeur qu’Emmanuel Finkiel met en scène l’épisode de la première relation sexuelle de Hugo dans les bras de Mariana, sa mère de substitution devenue son amante éphémère. La scène aurait pu être scabreuse, elle est bouleversante. Mariana souhaite transmettre à Hugo l’énergie de la vie. N’est-elle pas, pour ce jeune garçon, à la fois « passeuse de vie » et initiatrice ? C’est par l’éveil à la sexualité que cette énergie de vie arrive. Elle symbolise le triomphe de la vie alors que la mort règne tout autour. Car La Chambre de Mariana raconte aussi l’histoire d’un passage à l’âge adulte. En passant presque deux ans, caché dans un placard, Hugo vit la fin de son enfance.
Saluons l’interprétation remarquable Mélanie Thierry dans son personnage de Mariana. Pleine de sobriété dans un rôle extraverti, son interprétation est axée sur l’émotion transmise dans la voix, les rires et les pleurs. C’est un personnage fantasque, irradiant et douloureux contradictoire, dépressive, mais aussi terriblement en vie. Mélanie Thierry s’est entraînée pendant deux années à parler la langue du film.
La chambre de Mariana est une œuvre singulière, un récit sobre et empathique qui évoque les thématiques de la vie, la mort, le sexe, le désir, les liens filiaux et maternels, l’angoisse de l’abandon, l’aspiration à la liberté, l’instinct de survie.
Adapté du roman éponyme de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, qui tire ce récit de son expérience personnelle d’orphelin côtoyant toutes sortes de marginaux dans les forêts ukrainiennes où il se cacha pendant la guerre, Emmanuel Finkiel inscrit de son film en exergue la phrase suivante : « Tout ce qui s’est passé est inscrit dans les cellules du corps et non dans la mémoire ».
À travers les épreuves que traverse Hugo, Emmanuel Finkiel veut raconter la tragédie partagée par tous les Juifs d’Europe de cette époque. Il est hanté par son histoire personnelle, des membres de sa famille étant morts en déportation. Le cinéaste continue à travers son œuvre filmographie à montrer les parcours de ceux qui ont échappé au pire.
Philippe Cabrol
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