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La Strada

Film à voir à la télé ce soir : sur Arte, lundi 21 mars 2022 à 20h50

La Strada de Féderico Fellini, 1954

« Il était une fois un jeune homme au naturel pessimiste, celte, rêveur, maniaque, grand voyageur, qui avait lu Giraudoux et Arsène Lupin à douze ans et dont la passion dominante était le cinématographe. Ce jeune homme alla voir La Strada. Il vit ce film trois fois en deux jours. Peut-être continuerait-il. Il lui semblait fort possible d’aller voir La Strada, comme cela, en passant, par jeu ou par tristesse, jusqu’à la fin de sa vie, qui pourrait être longue. » (Chris Marker)

Gelsomina, une femme enfant naïve et généreuse, a été vendue par sa mère à un hercule de foire qui accomplit un numéro de briseur de chaînes sur les places publiques. A bord d’un étrange équipage le couple sillonne les routes d’Italie, menant la rude et triste vie des forains. Sur leur route, ils rencontrent un autre saltimbanque, Il Matto (« Le Fou ») qui agace à plaisir Zampano et raconte à Gelsomina de très belles histoires sous forme de paraboles. Exaspéré, Zampano finit un jour par le tuer. Le temps passe. Gelsomina, prostrée, ne peut se consoler de la mort du « Fou ». Zampano l’abandonne sur la route.

Ce film, qui s’inscrit dans le mouvement du néo-réalisme italien d’après-guerre, a été multi- récompensé – Lion d’argent à Venise en 1954, Oscar du meilleur film étranger en 1957, consécration mondiale de Giulietta Masina – et une réception critique unanime. « C’est un sentiment indéfini de la vie, fait de souvenirs et de pressentiments » que disait vouloir raconter Fellini avec ce film.

Trois personnages principaux :

La force de l’histoire de La Strada repose sur les interactions entre ses trois personnages principaux : Gelsomina, Zampano et Le fou.

Gelsomina est naïve, silencieuse, faible et soumise. Elle souffre d’avoir été abandonnée et cherche partout le reflet d’une figure parentale de substitution. Elle se retrouve sous la domination de Zampano, Son parcours s’apparente à un chemin de croix : vendue, dressée comme un animal, battue, violée. Malgré ses souffrances, Gelsomina connaît des moments de bonheur quand elle porte ses habits de scène et son maquillage de clown, quand les enfants apprécient ses pantomimes, quand elle joue de la trompette…Gelsomina est peut-être le plus fellinien des personnages de Fellini, parce qu’elle cristallise toutes ses grandes thématiques : la pauvreté (matérielle comme spirituelle), l’Italie de l’après-guerre en plein doute et en quête de reconstruction matérielle et psychologique, les questionnements sur la place que chacun occupe dans le monde et sur le sens à donner à sa vie.

Zampano est une brute épaisse, cupide, ivrogne, voleur et meurtrier. Il impose sa loi et répète n’avoir besoin de personne. Son numéro de cirque est tout aussi évocateur : il gagne sa vie en venant à bout des chaînes qui encerclent sa poitrine, il cesse de respirer pour tout briser. Zampano n’appelle jamais Gelsomina par son prénom.

Tout oppose Gelsomina et Zampano : tous deux sont en manque d’amour et d’affection, sauf qu’ils expriment ce manque de façon totalement différente. Zampano est d’une lourdeur bestiale, et coupable de meurtre (opposé au Fou), Gelsomina est douce et innocente.

Le Fou est tout le contraire de Zampano. Il est doté d’une philosophie empreinte de spiritualité. C’est un violoniste-poète-philosophe-farceur qui agace à plaisir le pauvre Zampano et apparaît à Gelsomina comme une parabole sur le vrai sens de la vie.

La rencontre du Fou et de Gelsomina :

C’est la rencontre avec le Fou, qui va donner un sens à la vie de souffrance de Gelsomina par le biais de la parabole du petit caillou. « Je ne sais pas à quoi ça sert, conclut-il. Mais si c’est inutile, alors les étoiles le sont aussi ». Après avoir parlé, son regard s’abaisse sur Gelsomina, « Même toi, tu sers à quelque chose ». « Si tu ne restais pas avec lui, qui le ferait ? ». Le Fou est son ami, il l’appelle par son prénom, l’initie à la joie du don.

Pour Gelsomina, l’apaisement viendra d’un dialogue décisif avec le personnage du Fou – Personne n’a besoin de moi. Pourquoi est-ce que je vis ? Pourquoi suis-je née dans ce monde ? – C’est la vie. Mais si Zampano te retient, c’est que tu lui sers à quelque chose. Peut-être qu’il tient à toi ? – Zampano ? Moi ? – Oui, il est comme un chien : un chien qui semble essayer de parler, mais qui ne réussit qu’à aboyer. – Pauvre Zampano. – Oui, mais… si tu ne restes pas avec lui, qui le fera ? » Et le funambule de conclure : « Rien de ce qui est sur cette Terre ne l’est par hasard. Par exemple… cette pierre, là : elle n’est pas là par hasard. – Et elle est là pour quoi ? – Qu’est-ce que j’en sais ? Si je le savais, alors je serais Dieu tout-puissant. Non, je ne sais pas pourquoi cette pierre est là, mais je sais qu’elle a son utilité. Sinon, rien n’aurait de sens. Même les étoiles. Et toi, tu sers aussi à quelque chose… avec ton visage d’artichaut. » 

Tristesse et solitude :

La Strada est empreint de tristesse, dès la déchirante scène d’introduction qui voit Gelsomina être livrée par sa mère à l’itinérant Zampano, faute de pouvoir nourrir le reste de ses enfants. Chez Fellini, l’humanité finit souvent son voyage au milieu d’une plage ou d’une étendue désertique : La plage est le lieu où tout commence pour Gelsomina, et le lieu où tout se termine pour Zampano. Les personnages felliniens ne sont pas immortels, ce ne sont pas des héros, et d’ailleurs ils ne triomphent jamais de rien.

La Strada, c’est aussi l’expression de la solitude. Cette solitude que symbolise la route, c’est une solitude subie par Gelsomina qui ne demande qu’à aimer, mais aussi une solitude choisie, celle de Zampano, vagabond sans racine. À Gelsomina qui l’interroge sur ses origines, cet homme brutal répond: il a choisi d’être fils de personne pour n’être père de personne ; obligé à l’égard de personne, il n’est obligé à rien. Sur cette route, deux lignes : celles de Zampano et Gelsomina, qui s’unissent (l’achat et le pacte initial), s’écartent (la fuite de Gelsomina et sa rencontre avec le Fou), se rejoignent (la sortie de prison de Zampano), se perdent à nouveau (l’abandon de Zampano).

Un film franciscain et profondément chrétien :

Ce film est sous l’influence du franciscanisme et du christianisme par lesquels Rossellini et Fellini étaient tous deux imprégnés. Fellini avait en effet découvert la simplicité des moines franciscains sur Paisa, le film de Rossellini. La religion est d’ailleurs omniprésente dans le film. Federico Fellini disait avoir réalisé avec La Strada, éclairé par la spiritualité de Saint François d’ Assise. Gelsomina est certainement le personnage franciscain par excellence. La simplicité de Gelsomina fait ainsi écho à celle des Franciscains. Gelsomina abandonne son manteau et ses chaussures quand elle quitte Zampano, elle est proche de la nature : elle s’émerveille, plante des graines de tomates, joue avec des insectes.

La Strada est un film profondément chrétien et des rapprochements entre les actes posés par Le Christ et Gelsomina sont lisibles. Comme le Christ, Gelsomina est follement passionnée d’amour pour l’homme, elle aime d’un amour innocent, inconditionnel. Alors qu’elle est menacée, moquée, méprisée, frappée, Gelsomina aime sans retour. Comme le Christ, son affection est inconditionnelle. Comme l’amour que le Christ nous porte, celui de Gelsomina est crucifié. Elle aime un homme qui ne l’aime pas, et qui la viole. Comme le Christ Gelsomina donne tout.

Un sacrifice (la mort de Gelsomina), un meurtre (celui du Fou) une rédemption (celle de Zampano au dernier plan) : La Strada semble un chemin de croix pavé de significations religieuses. La scène où Zampano apprend la mort de Gelsomina en renforce le caractère. C’est dans l’épilogue que nous apprenons ce qu’est devenu Gelsomina après que Zampano l’ait abandonné. Quelques années ont passé, et Zampano dans un village au bord de la mer entend l’air que Gelsomina jouait à la trompette, chantée par une jeune femme qui suspend des draps. C’est cette jeune femme qui apprendra à Zampano la fin de vie de Gelsomina qui a vécu dans ce village, prostrée et hors du monde et ne s’échappant de son silence que pour jouer sa mélodie avant de mourir sur la plage. Fellini montre ici l’errance finale de Zampano, comme celle d’un ivrogne désespéré, qui s’effondre alors dans la tristesse, à l’endroit où le récit débutait, sur une plage, face à la mer comme pour retrouver un peu de Gelsomina. Zampano pleure, il se fouette le visage. Sa rédemption clôt le film.

Pour conclure :

Après avoir visionné La Strada, Michael Lonsdale disait, parodiant le mot d’une personne qui parlait de Marguerite Duras : « Fellini ne parle jamais de Dieu, mais il pense tout le temps à Lui ».

La Strada, ou « le récit d’un homme qui apprend à pleurer », disait jadis le critique André Bazin, « s’achève sur une épiphanie. Celle d’un être qui, touché par la grâce, reçoit au détour de sa route la révélation des mystères de la mort et de la vie. Les yeux levés au ciel, Zampano pleure enfin autant sur la découverte de son âme que sur l’immense gâchis d’une existence qu’il n’a pas su vivre. L’ombre tragique et légère de la femme-enfant plane désormais au-dessus de lui, douce présence-absence de sa propre présence au monde renouvelée »

Philippe Cabrol

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