Tori et Lokita
Analyse du film : Tori et Lokita ; Réalisateurs : Luc et Jean-Pierre Dardenne
Genre : drame ; Nationalité : Belgique
Distribution : Pablo Schils, Joely Mbundu, Alban Ukaj
Durée : 1h28 ; Sortie : 5 octobre 2022
Prix du 75e Festival de Cannes, le film des frères Dardenne met en scène deux mineurs isolés dont l’innocence est prise au piège d’un engrenage fatal. Construit comme un thriller, ce film sombre mais profondément humain est aussi un cri de révolte contre le sort fait à ces enfants en Europe.
En Belgique, Lokita, adolescente immigrée du Bénin, est interrogée sur son parcours, alors que son petit frère Tori, supposé enfant sorcier, attend à l’extérieur. Finalement, comme Lokita est dans tous ses états, l’audition est reportée. Mais une fois au foyer, tous deux répètent les mensonges qui leur permettront de ne pas être renvoyés au pays…
Lokita, c’est la plus âgée des deux, « la grande sœur » de Tori mais néanmoins mineure, ils se présentent comme frère et sœur, ils créent ainsi un nouveau lien familial, complémentaire de leur amitié solide. Lokita se bat avec les moyens du bord pour protéger son petit frère, faire que surtout on ne les sépare pas, cette crainte s’intensifie à chaque nouvelle étape depuis leurs retrouvailles quelque part entre le Cameroun et le Bénin. Plus encore que les liens du sang, on sent entre Tori et Lokita une solidarité indéfectible, qui s’est construite à travers chaque épreuve, chaque frontière traversée ensemble. Leur survie a tant dépendu de la présence de l’autre que leur confiance est devenue absolue, inaltérable. Ensemble ils ont fait front, forts l’un de l’autre ; l’un sans l’autre, ils sont fragilisés.
Ils courent… (dans tous les films des frères Dardenne, les héros courent).
Les frères Dardenne font une fois de plus un film social, fidèles à leur univers cinématographique. Les deux réalisateurs abordent la question de la situation précaire de deux jeunes migrants, un thème récurrent de leur œuvre depuis la promesse qui les révéla en 1996 et qui obtint la palme d’or au festival de Cannes. Avec ce film, les deux cinéastes nous offrent un suspense dramatique et psychologique avec des plans rapprochés sur les corps et les visages (d’ailleurs le film commence sur un gros plan du visage de Lokita et se termine sur un gros plan du visage de Tori). Des plans sur les visages sont une constante dans la filmographie des frères Dardenne. En effet leur cinéma est imprégné de l’analyse d’Emmanuel Levinas «le visage d’autrui m’empêche de tuer».
Avec ce nouveau cri de colère, qui embrasse à la fois les méfaits de la politique migratoire et de l’exploitation des enfants par le travail, nous sommes face à un constat d’un monde déshumanisé où le respect de la vie n’a plus grand sens, face à ces deux jeunes migrants vibrant de solidarité, d’empathie entre eux et de pureté.
Certes le dispositif est presque toujours le même depuis une trentaine d’années: un cadre social âpre qui se déploie devant les yeux du spectateur, installant une atmosphère chargée, qui finit par devenir étouffante, prenant en étau pour ne jamais relâcher son étreinte. Ce qui n’empêche pas de faire de cette œuvre un film fort où la noirceur de l’intrigue est particulièrement aiguë. Les deux jeunes gens sont en proie à plusieurs aléas incontrôlables, que ce soit les passeurs qui leur réclament de l’argent avec des menaces de violence, les dealeurs qui les emploient et se montrent d’une grande violence avec eux, et cet Etat qui ne veut rien entendre aux supplications de Lokita.
Avec une mise en scène taillée dans le vif, la pression ne retombe pas, aucun espace de liberté n’existe. Seul Tori parvient à créer la sienne : il va et vient, passe partout. La loi du plus fort et l’exploitation du plus faible ont éradiqué l’innocence, la tendresse qui subsistent pourtant entre Tori et Lokita, une solidarité magnifique et cependant menacée dans une vie qui les expose au pire. Leur souffrance est montrée pudiquement, exprimée à mi-voix, parce qu’elle ne fait aucun bruit. Mais nous sommes avec Tori et Lokita face à l’humain et à l’intelligence du cœur.
Signalons pour terminer, qu’à plusieurs reprises, dans le film, on entend Alla fiera dell’Est (À la foire de l’Est), tantôt interprétée par les deux jeunes héros de Tori et Lokita, tantôt utilisée en sonnerie de portable. Ce titre de 1976, adapté d’un air traditionnel juif par l’Italien Angelo Branduardi, ne résonne pas par hasard. Cette chanson raconte qu’il y a toujours plus fort que soi : le père achète une souris au marché pour deux sous, le chat mange la souris, le chien mord le chat, le bâton frappe le chien… jusqu’à la fin, où surgit l’ange de la mort. Or, sur l’échelle des dominations, Lokita et Tori se situent tout en bas.
«Notre plus cher désir est qu’ à la fin du film le spectateur et la spectatrice qui auront ressenti une profonde empathie pour ces deux jeunes exilés et leur indéfectible amitié, éprouvent aussi un sentiment de révolte contre l’injustice qui règne dans nos sociétés», ont déclaré Luc et Jean-Pierre Dardenne dans le dossier de presse.
Philippe Cabrol