Esterno Notte
A voir à la télé : Esterno Notte les 15 et 16 Mars sur Arte.
En 1978, l’organisation armée d’extrême gauche des Brigades rouges mène une véritable guerre terroriste contre l’Etat italien. Président du conseil et président des Chrétiens démocrates, Aldo Moro a réussi à instaurer un accord qui pourrait changer la donne : un gouvernement d’union nationale entre son parti et le parti communiste. Mais le 16 mars, Aldo Moro est enlevé en pleine rue par un commando des Brigades rouges. Il sera séquestré durant cinquante-cinq jours. Cinquante- cinq jours d’espoir, de peur, de négociations, de manigances politiques…et de trahison. Cinquante-cinq jours au terme desquels son cadavre sera retrouvé dans le coffre d’une voiture, en plein cœur de Rome.
À l’occasion du 25e anniversaire de la mort d’ Aldo Moro, le cinéaste italien Marco Bellocchio avait réalisé un de ses plus beaux films, Buongiorno notte (2004). Dix-huit ans après, il revient sur cet épisode tragique de l’histoire de l’Italie du XXe siècle avec Esterno notte. Esterno notte commence là où s’arrêtait Buongiorno notte et raconte les non-dits de son chef-d’œuvre de 2003 sur l’affaire Aldo Moro. D’ailleurs le changement de titre est révélateur, Buongiorno notte racontait l’emprisonnement de Moro de « l’intérieur » de l’appartement où il était détenu, Esterno notte raconte les actions et réactions des protagonistes de « l’extérieur ». Bellochio, 82 ans, crée et réalise sa toute première série. Il l’a présentée en avant-première à Cannes en 2021, sa diffusion est programmée les 15 et 16 mars prochains sur Arte.
Six épisodes pour plus de cinq heures captivantes qui, par leur ampleur narrative et leur mise en scène puissante, s’imposent comme un nouveau sommet dans son impressionnante filmographie. Marco Bellochio a déclaré « Dans le film, on avait utilisé la documentation et les archives pour faire une fiction. Cette fois, on a utilisé la fiction pour nous rapprocher au plus près de la réalité ».
Persuadé que la disparition d’Aldo Moro continue de «travailler l’inconscient des Italiens», le cinéaste s’est mis en tête de l’analyser sous un quintuple prisme, à la fois public (l’Église, l’État, les Brigades rouges) et privé (la famille du politicien et Aldo Moro, lui-même). Il brosse ainsi une perspective d’ensemble des Années de Plomb, période qui avait déjà irrigué le cinéma italien des années 1970, via l’ambiance insécuritaire des polars de l’époque et des complots d’Etat des films de Francesco Rosi.
Marco Bellochio vient nous rappeler ce qu’ont été les Brigades rouges, ce petit groupe armé étudiant qui a enlevé le premier ministre de l’époque Aldo Moro, dans sa lutte révolutionnaire anticapitaliste, et alors même qu’il était sur le point de faire rallier le parti communiste à son parti démocratique chrétien, envers et contre ses camarades politiques, ses opposants comme aussi les États-Unis. Les 300 minutes de cette fresque politique nous embarquent ainsi au centre du pouvoir politique, religieux sous Paul VI dans ce XXe siècle où tout est remis en doute ou en cause, et où les guerres de pouvoir ont déjà (re)commencé. Esterno notte est une fresque, une sorte de Rashomon (Akira Kurosawa). Chaque partie brosse le portrait d’un acteur du drame : Aldo Moro, Francesco Cossigna, ministre de l’Intérieur, le Pape Paul VI, très proche d’Aldo Moro, Les ravisseurs et Eleonora, la femme de Moro. Le personnage le plus mis en avant est celui de Francesco Cossiga, alors ministre de l’Intérieur, disciple et « traître » de l’homme d’État enlevé, qu’on voit se laisser happer dans une spirale de frénésie paranoïaque, victime de ses propres obsessions : le contrôle par écoutes téléphoniques, les services secrets, les armes.
La série n’a pas totalement à voir avec la réalité historique. Bellochio précise qu’il effectue «une réécriture artistique» de l’affaire. La série pose un regard fictif dès la séquence d’ouverture: le Président démocrate-chrétien du Conseil Andreotti, le ministre de l’Intérieur Cossiga et le chef de de la Démocratie Chrétienne Zaccagnini viennent voir à l’hôpital un Aldo Moro libéré par les Brigades rouges. Ce dernier leur annonce son retrait de la vie politique. Séquence rêvée qui ne sera pas la seule de la série.
C’est le principe de la durée et de la série qui permettent au spectateur d’entrer dans la vie de ces personnages fictifs, rendus libres pour les besoins d’adaptation dramatique (comme l’exprime le générique). Le réalisateur nous fait partager la vie de ces héros de quelques mois, partagés entre des fonctions publiques, que tout un peuple surveille, et des rôles plus secrets qui échappent à tout un chacun. Les deux figures féminines sont en ce sens très révélatrices : d’un côté, l’épouse d’Aldo Moro, Eleonora est prise entre la notoriété de son statut et l’angoisse qui anime tout simplement une femme qui ne sait soudainement plus rien d’un mari dont elle connaissait pourtant la liste de ses médicaments, ses tocs ou l’amour porté à leur petit-fils. En parallèle, Adriana Faranda, embarquée dans les Brigades rouges par son amoureux, a abandonné sa petite pour ses idées utopiques, préférant déposer lettres anonymes ou fabriquer les costumes de l’attentat, que rester dans sa petite vie prolétarienne sans espoir. Pourtant, lorsqu’elle comprend que le groupe ne se bat pas uniquement pour de belles idées mais parce qu’il a pris le pouvoir (celui de désobéir et d’agir contre un système à qui il parvient à voler le pouvoir), on lui voit un visage pris entre le rire de la joie et les larmes de la désillusion, elle dont la photo sera présente à l’avant de tous les véhicules de police à sa recherche.
Le cinéma de Bellochio est porté par deux lignes de front qui se croise sans cesse : la cellule familiale et ses implications sensibles et physiques est toujours consubstantielle de l’engagement politique. Chez Bellochio, le conscient et l’onirisme, à l’instar du privé et du politique, composent le chaos de l’existence. La place du père occupe aussi une place importante dans l’œuvre de ce réalisateur. L’assassinat d’Aldo Moro n’est-il pas, d’une certaine manière, la liquidation d’une figure paternelle pour la nation italienne ?
Esterno notte n’analyse-t-il pas également la perte de la foi ? Foi en l’Eglise, foi dans les croyances, foi dans la politique. Et de ce champ de ruines spirituels, ne survit que la figure du sacrifié. C’est la raison pour laquelle le réalisateur insiste sur les fêtes pascales et met face à face Paul VI et Aldo Moro. Si le Pape revêt un cilice pour éprouver la passion du Christ, Moro accepte tous les risques pour le bien de la République. Il devient cette victime expiatoire dont le sang sauvera l’unité du pays, ce Christ nouveau et temporel, comme il a été écrit, dont l’exécution rétablira la concorde nationale. Des indices d’une « telle assimilation» sont présents dans la série: l’attention de Moro aux enfants et au peuple, sa façon de parler, sa faiblesse devant la mort, sa façon de revenir parmi les vivants,…Pour Aldo Moro l’amour est la condition sine qua non de l’harmonie familiale et nationale. C’est le ciment indispensable de la communauté.
Si Bellochio n’arrive pas à se détacher du moment le plus dramatique de l’histoire de la République italienne, c’est parce que cet épisode concentre au maximum tous les thèmes chers au cinéaste. Avec l’affaire Moro, il est question de lutte des classes, d’utopie, de la révolution et du christianisme, des ambiguïtés du pouvoir et du cynisme de la politique, des mécanismes liés à la famille et des pulsions du moi, des modes de communication de masse et de la manipulation des médias
Très bien construit selon les points de vue des six personnages, profond sur la psychologie des hommes de pouvoir autant que sur la violence qui marque l’histoire italienne, Esterno Nottes ait jongler à la fois entre la langueur d’une image caravagienne et le rythme haletant de la prise d’otages.
Esterno notte, en jouant ainsi sur les espaces (du dedans, du dehors, public ou de l’intime) comme sur les temporalités (avant, après via les flashbacks ou les prolepses, les images d’archives ou de création) s’avère ainsi une réflexion sur qu’est le cinéma, image-temps, image-mouvement.
Série à voir d’urgence
Philippe Cabrol