
Les Herbes sèches
De retour du Festival de Cannes : Analyse du film :
Les Herbes sèches / About dry grasses / Kuru Otlar Üstüne
Compétition Officielle, prix d’interprétation féminine pour Merve Dizdar
Nationalité : Turquie, France, Allemagne, Suède
Genre : Drame
Durée : 3h17min
Date de sortie : 12 juillet 2023 ; Réalisateur : Nuri Bilge Ceylan
Acteurs principaux : Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici
Les temps de sortie sur grand écran entre les films de Nuri Bilge Ceylan, un habitué du Festival de Cannes, sont longs, quatre ans en moyenne mais ces attentes bénéficient à ces œuvres toujours aussi longues qu’ambitieuses. Rares sont les films de ce réalisateur à ne pas avoir bénéficié d’une sélection en compétition au festival de Cannes, ainsi Il était une fois en Anatolie en 2011, Winter Sleep, Palme d’or en 2014, ou Le Poirier sauvage en 2018. Fidèle à son style, le cinéaste turc livre avec son dernier opus Les herbes sèches une réflexion sur la condition humaine, désespérée et sombre.
C’est sur plus de trois heures que nous entraine Nuri Belge Ceylan, dans un petit village reculé de cette Anatolie qu’il n’a de cesse de filmer et de magnifier sur grand écran. Comme souvent dans son cinéma, c’est la nature que Nuri Bilge Ceylan filme comme personne avec des images qui sont de l’art pur et qui s’imposent comme le premier émerveillement dans cette région où il ne semble y avoir de place que pour deux saisons, un hiver très dur auquel succède immédiatement un été lourd et chaud.
Le film s’ouvre par le plan sublime d’un homme marchant seul dans l’étendue immense de l’Anatolie orientale blanchie par l’hiver glacial. L’homme solitaire, Samet, revient pour la rentrée scolaire. Professeur d’arts plastiques, il est idéaliste et progressiste et essaie d’inculquer des méthodes nouvelles d’enseignement en étant plus proche des élèves. Avec son colocataire et collègue Kenan, il se retrouve accusé de gestes déplacés par une élève. Ils seront bientôt rejoints par Nuray. Les « herbes sèches » du titre sont peut-être ces deux hommes et cette femme, pourtant encore jeunes, tous trois professeurs dans un collège en milieu rural.
La première partie du film semble nous entrainer dans une réflexion sur l’éducation dans les marges de ce pays oriental. Le cinéaste s’en sert pour analyser les «chemins intérieurs et sinueux» de son principal protagoniste. Le film débouche rapidement autour d’une réflexion passionnante sur les évolutions de leurs perceptions, que ce soit vis à vis de leurs élèves ou tout simplement leur rapport à la vie. Cette première partie révèle la veulerie qui existe entre les enseignants de ce collège, chacun cherchant à se protéger, la solidarité laissant la place à un individualisme effréné et effrayant. C’est là qu’intervient Nuray, une rescapée d’un accident dramatique qui lui a fait perdre sa jambe, remplacée par une prothèse qui la fait boiter.
Samet est un adulte complexe qui est en mal-être, il apparaît comme quelqu’un de généralement bon, mais aussi capable du pire, méprisant avec ses élèves et les villageois. Sa rencontre avec Nuray, professeure comme lui, va peut-être lui permettre d’aller au-delà de ses idées noires et de ses appréhensions.
Nuray devient le pivot de l’histoire, notamment dans les rapports entre les deux hommes, Samet et Kenan. Il convient ici de souligner l’une des scènes impressionnantes par sa longueur mais aussi par sa densité: un dialogue en champ / contre-champ entre Nuray et Samet. C’est une scène clé qui fait basculer le film et déclenche un troisième et dernier acte, celui de la prise de conscience pour Samet de ses désillusions, de la perte d’une certaine humanité et d’une vie gâchée, le d’important sentiment d’être passé complètement à côté de quelque chose. C’est dans ce sens qu’il faut sans doute comprendre le monologue final de Samet en voix off, bouleversant et d’une grande lucidité, laissant espérer un nouveau départ, une reconstruction loin de cette province reculée.
Avec Les herbes sèches, le cinéaste sonde l’âme humaine. Il prend le temps de disséquer l’esprit de ses personnages, de les confronter les uns contre les autres afin d’en tirer des réponses. Le cinéaste sait appréhender la psychologie humaine pour poser des questions philosophiques. La thématique de L’Homme dans son environnement se retrouve ainsi déclinée dans de nombreuses facettes du film. Dans ce cadre sauvage et enneigé, les personnages évoluent avec les problématiques d’un tel lieu pour vivre : isolement, problèmes de moyen financier, désintérêt des élus. Les Herbes sèches est une réflexion remarquable et très pessimiste sur la nature humaine, brassant plusieurs thèmes existentiels avec une aisance stupéfiante : le temps qui passe, la notion de responsabilité, un regard sur la société turque à travers le traitement réservé à ses fonctionnaires (ici des enseignants), le sens d’une vie et les désillusions qui vont de pair, le bien et le mal, l’individualisme et le collectif, les rapports entre collègues qui semblent exclure toute solidarité…
Outre l’intelligence de son scénario qui révèle un sens extraordinaire de l’écriture, c’est bien par la mise en scène et tout ce qu’elle implique que Nuri Bilge Ceylan démontre une facilité déconcertante à narrer ses histoires. Chaque séquence dans Les Herbes sèches est chorégraphiée à la perfection
Pour développer une telle narration aussi admirablement, Nuri Bilge Ceylan s’équipe de tout un arsenal cinématographique et nous éblouit par sa grande maîtrise esthétique, concernant à la fois les extérieurs et les intérieurs : de sublimes plans fixes mais dynamiques constituant de véritables photographies de paysages qui jouent le rôle de transition entre les différentes parties du récit, mouvements rapides et soudains qui déstabilisent notre regard tout en racontant une histoire ; gros plans dont la rareté décuplent leur puissance, mais aussi, de remarquables travellings.
Avec Les herbes sèches, dans un décor naturel splendide, Nuri Bilge Ceylan signe une œuvre passionnante, puissante et pleinement maîtrisée d’une étonnante perfection narrative réalisée par un cinéaste au sommet de son art. Ce film esthétique, bavard, brillant, pose des questions universelles mais aussi particulières à la situation politique de ce pays, auxquelles il est si difficile d’apporter des réponses.
Les Herbes sèches est un de mes films préférés du Festival de Cannes 2023.