Login

Lost your password?
Don't have an account? Sign Up

L’Heure Philo : texte de J. François Lavigne

Grand succès pour L’Heure Philo qui a ouvert la 26ème édition du « Festival chrétien du cinéma » : le vendredi 19 janvier au Gaumont Comédie. Une centaine de personnes ont suivi l’intervention passionnante de Jean-François Lavigne, professeur à l’université Paul Valéry à Montpellier. Le public a ensuite échangé nombre d’ interrogations et de réflexions. Voici les grandes lignes de l’exposé de Jean- François Lavigne :

« Liberté, je crie ton nom ! »

Cette formule, « liberté, je crie ton nom », fait allusion au célèbre poème de résistance de Paul Éluard, publié clandestinement dans le recueil intitulé Poésie et vérité (en 1942), dans la France occupée par l’Allemagne nazie […], au sein de cette Europe caractérisée par une tradition humaniste qui porte en elle, depuis le XVIIIe siècle au moins, le respect et la revendication de la liberté individuelle.

Cette reprise décalée de la célèbre formule d’Éluard inverse l’ordre du poème, en nommant d’emblée, par le premier mot du titre, la liberté – tandis que la force du poème de 1942 consistait précisément à faire attendre indéfiniment ce mot, dont le mystère grandit à mesure que se répète, inlassablement, la même formule litanique et obstinée « j’écris ton nom …», sans qu’il soit jamais dit, justement, de quoi ce nom est le nom. Et le poème s’achève précisément, au moment où le nom tant attendu se trouve enfin révélé, sur ces mots, où se concentrent la conscience de l’oppression et la volonté de résistance :

« je suis fait pour te nommer, Liberté. »

Mais justement, suffit-il de la nommer ? Et suffit-il de chanter, sur une mélopée chargée de dissonances plus ou moins pathétiques, « je crie ton nom » – suffit-il de changer en un cri le mot « liberté », pour que la cause de la liberté soit servie, ou progresse si peu que ce soit ? Rappelons-nous le mot de Lamartine, attribué à Madame Roland montant à l’échafaud : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! ». Si « liberté » reste un mot chargé de valeur, cette valeur affective forte dispense trop vite de préciser en quoi consiste la chose nommée ; car, sous le couvert de cette valeur universellement reconnue la revendication de « liberté » peut être au service de n’importe quelle opération politique violente, d’une prise de pouvoir et d’une nouvelle oppression.

Lorsqu’un autocrate puissant décide d’envahir le territoire d’un État voisin, c’est toujours – bien entendu ! – dans le but de « libérer » les populations qui y vivent : ainsi fit Poutine pour entrer en Ukraine ; ainsi a fait Hitler pour envahir les Sudètes et pénétrer en Tchécoslovaquie ; ainsi avait fait, après les armées de la Révolution, Napoléon, le dictateur français, pour envahir les principautés allemandes, l’empire austro-hongrois et les deux tiers de l’Europe.

« Liberté » ne doit donc surtout pas rester un « nom », ni un cri : il faut se méfier de la valorisation de ce mot, tant qu’il reste un simple mot. Si on n’en donne pas le sens, il peut bien briller comme un mot d’ordre ou un appel pathétique, ce n’est qu’un étendard, un slogan confus et suspect – tout le contraire d’une notion claire – d’un sens intelligible.

Rendre intelligible une notion, c’est le travail de la philosophie.

La meilleure façon de servir ou de préserver la liberté, c’est donc de commencer par poser la simple question : qu’appelle-t-on « liberté » ?

*

1. Liberté d’action

Commençons par la signification la plus simple, la plus évidente : la liberté, c’est d’abord la possibilité d’aller et venir, de se livrer à telle ou telle activité, sans en être empêché, ni par un pouvoir de contrainte, ni par un règlement ou des interdits.

Cette remarque révèle tout de suite que la notion a d’abord un sens négatif : être libre, c’est ne pas être contraint d’agir d’une certaine manière, ou ne pas être empêché d’agir selon ma volonté. La liberté se définit donc, en première approche, comme la négation de la contrainte : soit d’une contrainte qui détermine, soit d’une contrainte qui empêche.

Dans le premier cas – la contrainte déterminante – mon action est déterminée par une ou des causes dont je ne suis pas le maître, ni l’origine ; dans le second cas – la contrainte inhibante – l’action dont je voudrais être l’origine et la cause se trouve paralysée, rendue impossible dans la pratique.

Cette liberté, dont le négatif est la contrainte, c’est la liberté d’action. C’est-à-dire la possibilité pratique, physiquement, socialement et politiquement offerte, d’agir en fonction du projet de ma propre volonté.

C’est cette liberté-là, la liberté d’agir, qui fait l’objet de nos désirs les plus passionnés et de toutes les revendications. Elle va à l’encontre des déterminismes sociaux :

– de la famille,

– du groupe social,

– de l’État et des institutions politiques,

– des structures économiques,

– de toutes les formes de pouvoir socialement organisées

Mais si la liberté d’action est si désirable, et si sa privation est si pénible, contraire à notre aspiration fondamentale, c’est parce que la contrainte extérieure va à l’encontre de quelque chose de plus essentiel à l’homme que son action, car plus intérieur : le vouloir, qui est la source intérieure du projet personnel. La société en effet ne connaît que les individus ; mais à l’intérieur de l’individu vit la personne. La personne, c’est la conscience que je suis, conscience incarnée dans mon corps, et motivée par le pouvoir d’imaginer l’objet de mon désir. La volonté, c’est ce pouvoir personnel qui prend en charge ce que, par l’imagination, je pense comme le désirable pour moi. Seul un vivant désirant peut être « non-libre », privé de cette liberté d’action que nous venons de définir.

Par conséquent il faut conclure que la liberté d’action repose elle-même sur une forme plus fondamentale de la liberté : cette forme intérieure de la liberté qu’est la capacité personnelle de vouloir.

*

Liberté du vouloir : le libre-arbitre.

Je ne peux agir librement que parce que, d’abord et plus fondamentalement, je veux par moi-même librement. La liberté de l’acte même de vouloir, l’autodétermination du vouloir, est ce que la philosophie appelle classiquement le « libre arbitre ».

Une équivoque cependant ici nous menace : il ne faut pas confondre le fait que je sois moi-même la seule origine de mon projet d’action, avec la faculté de choisir de manière vraiment autonome, en toute souveraineté, le contenu de mon projet. Dans la première situation, la liberté de mon vouloir n’est que le caractère spontané du désir : c’est en moi, et moi seul, que le désir de faire ce voyage, m’offrir tel ou tel plaisir, a sa source. Mais cette spontanéité du désir va de pair avec la séduction qu’exerce sur moi le pays à visiter, ou l’attrait irrésistible du menu raffiné d’un grand restaurant. Suis-je libre dans le choix de l’objet sur lequel se porte mon vouloir, lorsque je suis déterminé par ma gourmandise, ma soif de dépaysement, ou d’autres formes de la convoitise ? Évidemment non : nos sentiments – nos états affectifs en général – orientent, inclinent et déterminent intérieurement notre vouloir à s’orienter vers tel ou tel but.

Le libre-arbitre véritable exigerait-il donc l’indifférence ? Cette « liberté d’indifférence », caractérisée par Descartes, consiste en ce que « je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison », et qu’en conséquence nous choisissons sans nous sentir intérieurement déterminés. Mais on doit objecter, à juste titre, (comme Descartes lui-même d’ailleurs) que dans l’indifférence, nous ne formons pas de projet : si quelque chose ne m’attire ni ne me repousse, je n’ai aucun motif ni de le vouloir, ni de l’éviter. Et puisque, en réalité, dans l’expérience concrète de la vie, nous ne sommes jamais parfaitement indifférents, Spinoza peut aller jusqu’à nier radicalement le libre-arbitre, en affirmant que « si la pierre qui tombe était douée de conscience, elle aurait le sentiment de tomber librement » – de sorte que la prétendue liberté du vouloir ne serait que « l’ignorance des causes par lesquelles nous sommes déterminés ».

Mais ce que Spinoza décrit ainsi, c’est un agent non-libre parce qu’entièrement commandé par une causalité dont il n’est pas le principe : c’est le robot, l’automatisme de la machine ; ou encore le vivant lorsqu’il n’est lui-même qu’un automate biologique. Et effectivement, lorsque l’homme ou l’animal se comporte en fonction de ses automatismes biologiques internes, – sous la pression du besoin – il n’est pas libre. Le robot ou l’automate biologique est un agent sans vouloir propre.

Mais dans l’expérience du choix, je choisis en personne, en toute conscience de m’auto-déterminer : je suis alors moi-même l’agent du vouloir. Le libre-arbitre, c’est la faculté d’être soi-même à l’origine de son propre vouloir. Car vouloir, c’est se déterminer soi-même à partir de soi ; ou bien se laisser déterminer, ce qui revient au même. Le libre arbitre, c’est donc le fait que ma volonté n’a pas d’autre origine que moi-même. La spontanéité absolue du vouloir, son émergence absolue à partir du moi, dans la lumière de la conscience de soi, c’est la liberté au sens psychologique. On peut l’appeler aussi liberté personnelle.

C’est à cette liberté que se réfère Jean-Jacques Rousseau dans la plupart de ses écrits, lorsqu’il définit ainsi sa conception de la liberté : « Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas. ». La liberté ainsi conçue, c’est l’auto-nomie : être soi-même la seule origine de son vouloir.

*

Liberté morale

Cette liberté psychologique et personnelle est fondamentale, car c’est une condition nécessaire de la liberté d’action. Mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Car elle ne s’accomplit véritablement et concrètement que sous la forme de la liberté morale.

La liberté morale est rendue possible par la liberté du vouloir, ou libre arbitre, mais elle la dépasse. En effet, la simple liberté du vouloir n’est que la forme de l’acte de vouloir, elle n’a pas de contenu précis. Elle a pour contraire le déterminisme intérieur, qui est un néant de volonté. Tandis que la liberté morale a pour contraire l’aliénation, qui est la soumission de la volonté à une puissance étrangère au moi, et qui tyrannise la personne. Dans l’aliénation, je ne suis pas libre alors que je fais bel et bien usage de ma volonté ; mais c’est une volonté captive.

La liberté morale consiste donc dans la maîtrise du désir et des tendances (les « penchants ») dans lesquelles le désir se stabilise, jusqu’à devenir un trait de caractère. L’exacte antithèse de la liberté morale, c’est l’addiction : dans l’addiction, le penchant ou la tendance sont devenus irrésistibles, et ils confinent à l’automatisme. La personne est alors en danger d’abdiquer la maîtrise de son propre vouloir.

On est donc en présence ici d’une troisième forme, plus concrète et plus intérieure à la fois, de la liberté : la liberté par la maîtrise de soi. C’est à ce niveau que se présente la possibilité concrète du choix moral, c’est-à-dire la nécessité de rencontrer l’alternative entre une valeur et une autre.

Ce n’est pas encore la question du contenu moral des valeurs, la question de l’option entre le bien et le mal, en tant que valeurs fondamentales. Mais c’est déjà la nécessité de choisir, d’apprécier en toute conscience, ce qui doit motiver mon action. C’est dans l’appréciation de la valeur de l’objet du désir que se joue le risque moral. Ce risque, c’est d’abord de tomber dans le piège du désir ; car le désir recèle toujours en lui-même un piège : le piège de la dépendance : le piège de l’attrait de la répétition.

C’est aussi, et même surtout, le risque d’être trompé par le désir sur la réalité de la valeur : et c’est là que se pose, à présent, la question du discernement moral, c’est-à-dire l’exigence d’identifier, dans la situation concrète, la forme concrète que prennent le bien et le mal.

La liberté morale n’est pas la vertu ; ce n’est pas la perfection morale de celui qui fait toujours le bien. Mais c’est déjà la responsabilité. Le malfaiteur est moralement libre, s’il choisit en pleine conscience le crime, et il en est donc pleinement responsable. Sa dignité morale, c’est d’avoir cette responsabilité du mal à assumer. Exactement comme l’homme vertueux, fidèle à son devoir jusqu’à l’abnégation, ne mérite la louange que parce qu’il est moralement libre dans ce choix.

*

Liberté transcendantale

Mais alors une nouvelle question surgit : s’il existe une alternative entre le bien et le mal, entre le meilleur choix de vie et le moins bon, d’où vient que l’homme qui peut être souverainement en possession de sa volonté propre, puisse être aliéné, de l’intérieur, par des penchants, par l’affectivité et l’addiction ?

L’aliénation, ce n’est pas la contrainte (première forme de la non-liberté, antithèse de la liberté d’action) ; elle n’est pas non plus l’automatisme (deuxième forme de la non-liberté, antithèse de la liberté du vouloir). C’est la confiscation, par une puissance étrangère au moi de la personne, de son pouvoir d’orienter sa volonté selon la valeur supérieure.

D’où alors cette question : Qu’est-ce qui me rend capable d’être ainsi intérieurement aliéné ? Dépendant de la séduction de valeurs qui s’imposent à moi sans moi, ou malgré moi ? De sorte que je suis vis-à-vis d’elles dans un rapport de soumission, et non pas de maîtrise ou de libre choix ?

La réponse est évidente : seul un être qui est, en lui-même, virtuellement et par nature, « libre », peut être aliéné. L’aliénation par le désir ou le penchant, c’est ce qui vient s’imposer à cette liberté plus fondamentale, essentielle et première, et qui la rend captive. En quel sens alors employons nous l’adjectif « libre » ?

Nous sommes conduits là devant la forme la plus radicale de la liberté, la condition absolument première de toute liberté ; ce n’est plus une caractéristique morale, une propriété de la volonté, mais ce qui rend possible et nécessaire la volonté. C’est un caractère ontologique, (qui tient à la manière d’être de l’homme). C’est le fait que, contrairement à l’animal, l’homme n’adhère pas à la réalité qui l’entoure : il existe toujours à distance des choses, dans une sorte d’indétermination, séparé du réel par un vide, par un espace de néant, qui lui permet de ne pas « coller » au réel comme s’il était une chose parmi les choses, ou un animal parmi les animaux : l’homme existe au milieu du monde comme étranger au monde, comme venu d’un ailleurs, habitant le monde comme par hasard, en déraciné. Au fond, tout homme pourrait dire, comme le Christ1 : « Je ne suis pas du monde ». C’est à cause de cette distance ontologique, de cet écart de néant qui fait que nous ne sommes pas pris dans le monde comme une partie du monde, que nous avons un rapport incertain, lâche, et comme flottant, à la réalité.

Ce rapport incertain, indéterminé, au réel, se manifeste en particulier par l’indétermination immédiate de la valeur des choses. C’est parce que l’homme existe à distance des choses, qu’il est obligé de les évaluer, c’est-à-dire de s’interroger sur leur valeur, de chercher à la définir.

C’est cette négativité ontologique du rapport de l’homme au monde, et à tout ce qui l’entoure dans le monde, qui entraîne son indétermination pratique fondamentale. À cause de cette indétermination fondamentale la même personne est capable du pire comme du meilleur : apte à tout et n’importe quoi, en matière de choix et d’action, l’homme est, par nature, éthiquement indéterminé.

Cette liberté, comme distance ontologique et indétermination fondamentale, est la condition première de toutes les autres formes de liberté. Et puisqu’elle est ce qui rend possible toute liberté, on doit la nommer (en reprenant un terme de Kant) « liberté transcendantale ».

*

Comme vous le voyez, si on réfléchit à la condition qui rend possible en dernière instance, la liberté d’action, comme liberté sociale, politique, pratique ; la liberté de la volonté ; et son prolongement dans la liberté morale (de la maîtrise de soi), on découvre au fondement de ces diverses formes (ou degrés) de la liberté une propriété qui n’est plus une possibilité [comme la liberté d’agir], ni une faculté [comme la volonté], ni un exercice de l’intelligence et de la volonté [comme la liberté morale], mais un fait radical, une disposition fondamentale donnée, qui caractérise notre mode d’existence humain.

La liberté transcendantale comme indétermination existentielle immédiate est une caractéristique que l’on peut appréhender à la fois comme positive et comme négative.

D’un point de vue positif, on pourra dire qu’elle est un don précieux, qui nous distingue de l’animal commandé par l’instinct, le besoin, et l’influence de ses sensations ; parce qu’elle nous rend aptes à inventer des conditions de vie nouvelles, et qu’elle nous donne une capacité d’adaptation et de transformation indéfinie : de ce point de vue, la liberté est le don merveilleux qui nous ouvre la dimension du possible.

Mais inversement, si on en éclaire le côté négatif, on voit que cette liberté originelle est pauvreté et ignorance : si nous cherchons le sens de notre existence, si nous avons à inventer par nous-mêmes notre projet de vie, les divers engagements dans lesquels nous recherchons ce sens d’abord manquant, c’est bien parce que, dans l’infinie diversité des possibles, nous ne savons pas ce qu’il faut vouloir. Fondamentalement, nous nous découvrons jetés dans l’existence sans en avoir le mode d’emploi : nous sommes habités par cette interrogation fondamentale, implicite mais qui ne nous lâche pas : « Que dois-je faire de moi-même ? » Comment donner sens à mon être ?

C’est l’interrogation existentielle fondamentale qui habite tout homme. C’est cette préoccupation essentielle qui fait que – selon le mot de Pascal – « tout le malheur de l’homme consiste en ce qu’il est incapable de rester tranquille enfermé seul une journée dans une chambre ».

*

Liberté spirituelle

La conscience de cette pauvreté radicale, de cette impuissance par indétermination éthique, Simon Pierre l’exprime on ne peut plus clairement dans l’Évangile, lorsqu’il réagit à la question de Jésus se demandant si ses apôtres vont l’abandonner : « À qui irions-nous, Seigneur ? ». Telle est notre condition : nous nous vivons comme abandonnés dans l’être, perdus au milieu de l’existant ; et nous cherchons, comme le dit si lucidement Pierre, « quelqu’un à qui aller ».

Pour le chrétien, la liberté transcendantale de l’homme qu’il est prend sens, et elle perd cet aspect radicalement négatif, parce que Dieu vient à lui par avance, en la personne du Christ. Le chrétien est celui  dont la liberté transcendantale est éclairée par ce que dit la réponse, que Pierre fait lui-même, à sa question : « Tu as les paroles de la vie éternelle ».

La liberté n’est donc pas par elle-même un bien, tant qu’elle reste une ouverture indéterminée, la possibilité de désirer et de faire le pire comme le meilleur. Il ne faut pas idolâtrer la liberté, car elle n’est pas une valeur dotée d’un contenu, elle n’est que la possibilité de faire exister ce qui vaut.

Si la liberté est désirable, et si c’est un devoir impératif de la rendre à ceux qui l’ont perdue, ou qui en sont injustement privés, ce n’est pas parce qu’elle vaut par elle-même, parce qu’elle serait elle-même un bien ; c’est parce qu’elle est la condition à assurer pour que la personne puisse accéder à son bien, donner à son existence un contenu [doté] de valeur.

C’est pourquoi aussi la liberté, à elle seule, ne suffit pas, même quand elle est acquise et garantie. Ainsi, la nouvelle génération d’adolescents issue de celle qui avait dû combattre pour reconquérir la liberté, dans la France occupée de 40-45, a pu poser à la génération des parents la question : « La liberté, pour quoi faire ? ». En effet, à quoi bon être libres, si l’on ne sait à quoi la liberté doit servir ?

Il ne nous suffit pas d’être libres, il nous faut aussi « les paroles de la vie éternelle » !

La liberté transcendantale n’échappe donc à son néant, à son impuissance, à son ignorance du bien, que si elle devient liberté spirituelle.

On pourrait en effet comprendre, à partir de cette donnée existentielle immédiate de notre liberté transcendantale, l’affirmation forte du livre de la Genèse sur la condition humaine, cette affirmation que formule, dans une allégorie, le récit du péché d’Adam et Eve. En effet, l’origine commune de nos péchés n’est-elle pas l’indétermination, le flou, l’obscurité qui règnent dans nos esprits et nos cœurs au sujet de ce qu’il est bon de désirer et de poursuivre ? Si nous n’existions pas ordinairement dans une sorte de brouillard de conscience, lorsqu’il s’agit de faire un choix et d’identifier la valeur qui doit nous guider, nous ne serions pas aussi tentables, exposés à nous abandonner trop facilement aux tendances de l’égoïsme animal.

Lorsque le texte biblique explique que le péché, la violence et la morts, sont entrés dans la vie d’Adam et Eve par le désir de posséder « la connaissance du bien et du mal », c’est-à-dire le désir de se placer, comme Dieu, face à l’alternative fondamentale de la valeur, il établit un lien direct entre cette condition nouvelle – avoir à se déterminer, tout seul, par ses propres moyens, avec la seule ressource de son intelligence, pour choisir entre les possibles – et la privation de la relation intime avec Dieu. Et la conséquence de cette privation de la présence de Dieu, qui va de pair avec la liberté transcendantale et son indétermination, c’est l’obscurcissement de la faculté de désirer, la confusion intellectuelle et morale lorsqu’il s’agit de discerner le bon comportement : l’homme devient dominateur et violent avec la femme, et la femme devient séductrice et manipulatrice. Puis, dans cette humanité ainsi livrée à elle-même et à son incertitude éthique, le meurtre du frère devient possible, et la guerre s’installe.

A contrario, ce qui frappe dans la manière de vivre, de penser et d’agir de Jésus, c’est la clarté totale qui habite son jugement moral, la lucidité et la certitude de son appréciation des conduites humaines. Or, Jésus ne cesse de dire de lui-même qu’il accomplit la volonté du Père. Les Évangiles le caractérisent comme celui qui intérieurement bénéficie de l’union intime avec Dieu.

La confrontation de ces données bibliques suggère une hypothèse : ce qui manque à l’homme en notre état immédiat de liberté transcendantale, c’est un instinct spirituel qui guide la volonté vers le vrai bien, dans chaque situation concrète. Ce discernement spirituel juste, qui coïncide toujours avec l’exercice concret de l’amour, tel qu’on le trouve en Jésus selon les Évangiles, on le trouve aussi dans la conduite des saints. Or, cet instinct ne s’exerce pas seulement comme une faculté intellectuelle, d’intuition ou de discernement : il est vécu sur le mode du sentiment, comme amour, comme un désir passionné du don bienfaisant. Ce désir passionné, c’est la charité. Et ce qui manque à la liberté transcendantale, pour qu’elle s’accomplisse de manière positive et féconde sous la forme de la charité, c’est ce que la théologie chrétienne appelle la grâce.

On peut voir comme une illustration de cette hypothèse dans la manière dont Marie vit sa liberté : elle obéit à l’appel de Dieu sans effort, parce que son obéissance n’est pas obéissance, mais amour prévenant. Et la raison pour laquelle elle est à la fois parfaitement libre et parfaitement donnée, dans un sacrifice sans condition, c’est qu’elle est, elle, « pleine de grâce ».

L’hypothèse (ou la thèse ?) est donc la suivante : la liberté transcendantale immédiate en nous est la forme que revêt notre inachèvement éthique, qui est la trace de notre déchéance originelle. Mais cette même liberté ontologique, bien que déchue et désorientée, est aussi ouverture à la grâce ; et la grâce, en donnant l’amour de charité, permet à cette liberté, d’abord stérile, de s’accomplir pleinement dans le sacrifice de soi.

*

D’où cette conclusion : la liberté n’est pas une valeur absolue, ce n’est pas un bien en soi. Elle n’est bonne qu’à être perdue, c’est-à-dire donnée – dans un don par amour.

Jean-François Lavigne

Print Friendly, PDF & Email
https://chretiensetcultures.fr