Login

Lost your password?
Don't have an account? Sign Up

Déménagement

Analyse du film : Déménagement de Shinji Sōmai

Réalisation : Shinji Sōmai

Distribution: Tomoko Tabata, Kiichi Nakai, Junko Sakurada

Nationalité : Japon Durée : 2h04mn Genre : Drame

Date de sortie : 25 octobre 2023

Il arrive parfois de sentir qu’un film est unique dès les tous premiers plans. En un plan-séquence inaugural, le talent de Shinji Sōmai parvient à placer les enjeux du récit tout en imposant la singularité de son regard. La scène se déroule dans un petit intérieur japonais autour d’une étrange table à manger triangulaire. La jeune Renko et ses deux parents partagent le repas du soir. La caméra scrute d’abord le regard absent du père, puis recule en le laissant sur le bord droit de l’image pour nous donner une vue d’ensemble de la scène. A gauche, dans l’ombre, la mère. Et en plein centre de l’image, Renko, qui conduit la conversation. Tout le long du film, c’est elle qui donnera le rythme.

Inédite en France, l’œuvre de Shinji Sōmai trouve enfin le chemin des salles grâce à la sortie de Déménagement présenté en 1993 au Festival de  Cannes et tout juste auréolé du Prix de la meilleure restauration au dernier Festival de Venise. Chaînon manquant entre la Nouvelle vague des années 1960 – 70 et le renouveau de la fin des années 1990 sous l’égide des « 4 K » (Kitano, Kiyoshi Kurosawa, Kawase, Kore-eda), le film participe à la réinvention du shomingeki, genre endémique de la production japonaise qui se concentre sur la vie quotidienne de la classe moyenne et des salarymen les employés). Sōmai s’est en effet distingué dès ses premiers films par un usage extensif du plan-séquence, au point d’exercer une influence sur une génération de réalisateurs, tels que Kiyoshi Kurosawa et Shinji Aoyama.

Déménagement brosse le portrait de Ren, une jeune fille d’une dizaine d’années dont les parents se séparent. Son père déménage, elle reste avec sa mère et elle doit s’adapter à un nouveau mode de vie. Précoce et clairvoyante, Ren vit mal ce divorce. Elle observe une phase de rébellion, laquelle la fera grandir, interrogeant le monde des grandes personnes avec une maturité mutine et précoce.

Abordant de front la question du divorce, Déménagement raconte moins une séparation qu’il n’ausculte ses répercussions sur Renko Urushiba, pré-adolescente fantasque et rêveuse. Spectatrice impuissante de cet effondrement familial, Renko évoque souvent le héros de L’Incompris de Comencini, avec qui elle partage une position d’observatrice de  « la petitesse » des adultes. Renko semble évoluer dans un espace à part à l’intérieur du plan, séparée de ses parents et de ses proches par une série de seuils (l’encadrement d’une porte, une barrière, etc.) qui matérialise la distance qu’elle est contrainte d’adopter à leur égard.

L’énergie de Renko est le véritable moteur du film. Dépassée par ses propres sentiments, Renko franchit les interdits, subtilise le contrat de divorce de sa mère, explose de colère à l’école, fugue pour retrouver son père sur son lieu de travail… jusqu’à ce qu’elle finisse par concentrer tous ses efforts sur ce qui devient son seul et unique souhait : se rendre avec ses deux parents dans l’ouest du pays pour observer les feux d’artifices tirés sur le lac Biwa…

C’est en acceptant sa propre enfance que Renko traversera les épreuves, jusqu’à un final époustouflant, au cours duquel elle arpente une rue où s’entrecroisent les différents protagonistes aperçus durant le film. Commençant à la manière d’un drame familial classique, Déménagement se déporte ainsi progressivement vers les rives du réalisme magique, jusque dans une deuxième partie où la séparation entre rêve et réalité s’estompe au profit de scènes silencieuses et envoûtantes et qui commence lors d’une grande cérémonie traditionnelle dans les rues de Kyoto, se poursuit la nuit avec une impressionnante fête aux flambeaux et se prolonge jusqu’à l’aube, en magique traversée solitaire dans une nature digne d’un conte . Il en résulte un film plein de poésie et de délicatesse, où les adultes conservent leur tendresse malgré leurs faiblesses, où la sensibilité de l’enfant n’est jamais un obstacle à sa compréhension des grandes personnes.

Il est tout à fait étonnant que ce film, resté inédit en France, et son auteur, mort prématurément en 2001, étaient jusqu’ici quasi inconnu en France. On découvre aujourd’hui ce réalisateur encensé par son compatriote Kore-eda, qui le considère comme le meilleur cinéaste de sa génération.

Hirokazu Kore-eda :

« J’ai le sentiment que le nom de Shinji Sōmai n’est pas encore connu et reconnu des amateurs et des critiques de cinéma en dehors du Japon. J’ai notamment pu le constater lors de mes passages dans les festivals internationaux où, lorsqu’on me demande quel réalisateur japonais j’apprécie et que je cite son nom, ou bien que je cite Typhoon Club comme étant l’un de mes films japonais préférés, la réaction des spectateurs et des journalistes est sans équivoque. Déménagement est le film qui constitue une transition et un aboutissement dans la filmographie de Sômai. Bien qu’il ait un recours plus modéré aux longs plans-séquence qui sont habituellement sa marque de fabrique, il prouve plus que jamais son talent à tirer le meilleur de ses acteurs en mettant brillamment en scène l’excellent scénario de Satoko Okudera qui suit le voyage intérieur de cette petite fille. Après l’avoir vu, j’ai eu la confirmation que Shinji Sômai était le meilleur cinéaste de sa génération, ce qui le plaçait d’emblée comme étant l’unique réalisateur vivant que j’espérais rattraper. Je suis convaincu qu’au même titre que d’autres cinéastes de sa génération comme Edward Yang, Hou Hsiao-hsien ou Takeshi Kitano, le nom de Shinji Sômai mérite aujourd’hui, plus que jamais, d’être redécouvert ».

Philippe Cabrol

#cinema #analysedefilm #japon #cinemajaponais

https://chretiensetcultures.fr