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Yokaï – Le Monde des esprits

Analyse du film : Yokaï – Le monde des esprits

Genre : Drame – Réalisateur : Eric Khoo

Acteurs : Catherine Deneuve, Yutaka Takenouchi, Masaaki Sakai

Pays : France/Japon/Singapour – Durée : 1h34

Sortie : mercredi 26 février 2025

Le récit met en scène trois solitudes : celle de Claire chanteuse française inspirée de Françoise Hardy, Juliette Gréco et France Gall (dans le film les chansons sont écrites par Jeanne Cherhal), celle de Yuzo, un vieil homme passionné par la musique, et celle de Hayato, fils de Yuzo.

Alors que Yuzo vient de mourir, Hayato, réalisateur de films d’animation, en panne d’inspiration, passe son temps à boire. Dans l’appartement de son père, il trouve des dessins qu’il avait fait enfant, une planche de surf, un billet de concert pour aller voir Claire Emery, une chanteuse française qui a accepté de se produire à Nagasaki et une courte lettre lui enjoignant de rapporter à sa mère sa planche de surf vintage, que Yuzo entretenait avec soin. Hayato assiste seul au concert, le fantôme de son père assis à côté de lui. Après le concert, Claire, qui mène une vie remplie d’accomplissements professionnels mais qui est meurtrie par une profonde douleur intime, s’alcoolise dans un bar. Elle se voit soudain, morte, au comptoir. « Mourir seule au Japon, ce n’est pas si mal, finalement… » dit- elle. S’enfuyant, elle croise le fantôme de Yuzo, l’un de ses grands fans japonais qui l’invite à venir chez lui. Yuzo sert de guide à cette Française un peu perdue dans sa mort inattendue, et à qui les codes culturels autant que cultuels échappent quelque peu. Musicien, compositeur de chansons, accordeur de pianos, fumeur et buveur invétéré, Yuzo a quitté sans bruit la vie entouré de ses précieux vinyles, en écoutant son titre préféré de Claire Emery, dont la voix le fera pleurer. Ensemble, ils vont errer dans des lieux symboliques de la culture japonaise. Invisibles aux yeux de Hayato, ils l’accompagnent plus qu’ils ne le guident et se réconcilient autant que possible avec eux-mêmes.

L’admiration de Yuzo pour Claire et le fait que tous deux soient musiciens fait du premier le guide idéal durant cet entre-deux où ils errent encore sur Terre après leur décès commun et presque simultané. En accompagnant Hayato dans une forme de pèlerinage vers son passé incomplet, Claire surmonte progressivement le deuil de sa propre fille tandis que le rôle de passeur espiègle de Yuzo va révéler des maux plus profonds.

Hayato est plein de remords et de questions. Quand il décide de partir vers l’océan, Claire et Yuzo, couple d’esprits, partent avec lui. En japonais, yōkai signifie « apparition étrange », ce mot désigne des créatures surnaturelles (esprit, fantôme) dans le folklore japonais, et c’est justement ce que vont devenir Claire et Yuzo.

Eric Khoo, réalisateur singapourien, choisit avec ce film le road movie entre les vivants et les morts pour interroger la force de l’héritage et la permanence du souvenir. Avec des plans fixes pour les vivants et des cadres plus mouvants pour les « esprits », il compose un magnifique mouvement entre ces deux « territoires ».

Ce film est un joli conte mêlant éléments modernes et fantastique. Le cinéaste abolit les frontières du réel, mais flirte aussi avec l’Amérique au gré de paysages japonais dont les architectures évoquent Edward Hopper, le peintre de la solitude et des phares.

Le scénario aligne les objets qui vont servir de symboles de la perdition du jeune homme (les bouteilles d’alcool…) ou de l’amour perdu du père (un disque enregistré il y a longtemps, une planche de surf…).

Eric Khoo explore avec beaucoup de délicatesse la famille, les liens distendus, les fractures, les ponts culturels entre les individus. C’est en observant la douleur d’une autre filiation meurtrie que Claire va à son tour trouver la paix. Le voyage et le deuil de Hayato le conduit à une mère qu’il n’a jamais connue, ce qui semble renforcer son désespoir et c’est le soutien d’une autre mère, étrangère et fantôme, qui va raviver son désir de bonheur.

Signalons avec les exemples de Le dernier souffle de Costa-Gavras, La chambre d’à côté de Pedro Almodóvar : la fin de vie semble intéresser un nombre croissant de cinéastes. Eric Khoo nous présente sa version nippone, empreinte de délicatesse, de surnaturel et de musique. Car si la peur que suscite la mort est universelle, la manière de l’aborder se façonne au rythme de facteurs religieux, historiques et sociaux.

Au Japon, où la mort est perçue comme un aspect naturel de la vie, il s’agit plus d’une transition vers une nouvelle existence que d’une fin définitive. Influencée par le bouddhisme et le shintoïsme, la spiritualité japonaise met un point d’honneur à respecter les ancêtres et la mémoire des défunts, à travers des cérémonies comme l’Obon, (recueil ou passage) mais aussi grâce aux yokais (esprits mystiques du folklore japonais) qui continuent à faire vivre dans l’au-delà l’être disparu. Voilà l’occasion d’accéder à un point de vue inédit sur le mourir et l’au-delà, sans que jamais l’aspect fantastique du récit ne constitue une intrusion trop brutale dans la réalité, le merveilleux et la féerie parcourant de bout en bout cette histoire de rédemption, d’amour et de lien entre les êtres.

.Où vont celles et ceux qui nous ont quittés après leur décès ? Sont-ils définitivement partis ou demeurent-ils à nos côtés, bienveillants et attentifs à notre peine ? Yōkai – le monde des esprits, à travers un des grands mystères de l’existence, la vie après la mort, développe une approche universelle de ces questionnements, notamment par la musique.

Film, délicat et envoûtant, autour de la mort, Yōkai – le monde des esprits n’en porte pas les stigmates, il respire la vie. S’y entremêlent le deuil, la puissance de la mémoire et la persistance des souvenirs, leur empreinte et le désir de réparer des erreurs du passé. Yōkai – le monde des esprits évoque un film d’apprentissage, une leçon de vie, une bouleversante sérénité sur le deuil et une (notre) quête d’acceptation et d’apaisement.

Philippe Cabrol

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