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N’attendez pas trop de la fin du monde

Analyse du film : N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude

Après le jubilatoire et corrosif Bad luck banding or loony porn, récompensé de l’Ours d’Or à Berlin en 2021, Radu Jude revient ausculter notre société, avec toujours ce même mordant, cet équilibre entre le pamphlet contestataire et la pure comédie grinçante. La fugacité de la vie dans le tourbillon de l’agitation urbaine, des images médiatiques, le flux incessant d’informations et de l’environnement bruyant d’aujourd’hui est le leitmotiv délicat de ce film. N’attendez pas trop la fin du monde se distingue par son observation sans artifices ni pitié de la réalité d’aujourd’hui, mais également par sa réflexion sur les médias qui accompagnent inévitablement notre vie moderne. Il s’agit également d’un essai philosophique sur le cinéma d’aujourd’hui, sur la folie pure de l’ubérisation et sur la responsabilité sociale que tout le monde semble essayer d’éviter d’une manière ou d’une autre.

N’attendez pas trop de la fin du monde raconte le jour sans fin d’Angela, assistante pour une société de production roumaine, qui doit ficeler au pas de charge un clip de prévention des risques au travail. Produit pour le compte d’une multinationale autrichhienne, ce petit film de communication interne doit faire le portrait d’un employé en situation de handicap la jeune femme parcourt Bucarest à tombeau ouvert. Angela, cette « Alice au pays des merveilles de l’Est » rencontre dans son épuisante journée des grands entrepreneurs et de vrais harceleurs, des riches et des pauvres, des gens avec de graves handicaps et des partenaires de sexe, son avatar digital et une autre Angela sortie d’un vieux film oublié, des occidentaux, un chat, et même l’horloge du Chapelier Fou…

Dans cette quête pour trouver des comédiens afin de figurer dans une publicité sur la sécurité au travail, Angela se retrouve au cœur d’un système cynique, où des multinationales étrangères peuvent détruire des forêts en échange de quelques dollars, où les humains sont devenus des sujets interchangeables pour des vidéos communicationnelles douteuses, et où les petites gens ne doivent pas compter leurs heures pour nourrir les nantis.

Bientôt, son parcours sera mis en parallèle avec une homonyme de fiction, héroïne du film Angela merge mai departe , une chauffeuse de taxi dans la Roumanie communiste. Si notre protagoniste moderne nous balade au cœur d’un Bucarest devenu une ville labyrinthique à l’ère du capitalisme, les images de l’œuvre de Lucian Bratu semblent regorger de nostalgie, édulcorée de toute pauvreté. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, la misère était déjà omniprésente.

Entre le dialogue de ces deux longs métrages, des séquences Instagram viennent compléter le riche dispositif de l’ensemble. Dans celles-ci, l’héroïne se transforme en un influenceur, où par la magie d’un filtre la transformant en homme chauve, elle déballe un flot incessant de propos misogynes et racistes, un avatar comme échappatoire à ce monde asphyxiant, la folie intime pour répondre à la folie généralisée. En effet Angela est une femme cultivée et politiquement engagée, qui cherche par la caricature à tourner en dérision ce qu’elle abhorre. Mais de son propre aveu, ces pastilles sont aussi le seul moyen qu’elle a trouvé pour souffler un peu et tenir moralement face à la cadence délirante que lui imposent ses employeurs. Autrement dit, résister, pour Angela (et par extension Jude), n’implique pas de tourner le dos à la vulgarité, à la violence et à l’absurdité du monde, mais au contraire de barboter joyeusement dans «ses eaux boueuses».

L’entrelacement des deux trames obéit à un principe de résonance (situations et décors équivalents, personnages féminins portant le même prénom) et de dissemblance (avant tout plastique: le noir et blanc aux contrastes prononcés du présent s’oppose aux couleurs à la patine vintage du passé). La mise dos-à-dos de deux époques, le communisme de Ceaușescu et le capitalisme moderne, possèdent plus de points communs qu’on pourrait le croire.

S’il a toujours possédé une pointe d’humour en arrière-plan, le cinéma radical de Radu Jude a lui-même fait un bond bienvenu vers «la folie» la plus excitante. Entre farce bouffonne et constat politique brutal, Jude trouve le ton idéal pour redonner au mauvais goût tout son puissant potentiel artistique : celui de l’avant-garde et de la contre-culture. Admiratif des caricaturistes, le cinéaste parvient à dresser un portrait cinglant et hilarant du capitalisme.

Avec N’attendez pas trop de la fin du monde, on change de rythme comme on change de vitesse, passant du noir et blanc à la couleur, des filtres Instagram pathétiques et grandioses à la vision de films de propagande d’antan ou des programmes infomerciaux, mettant quasiment côte à côte la raffinée Nina Hoss et le cinéaste Z Uwe Boll.

Radu Jude crée un puzzle corrosif, un essai ébouriffant, un tour du monde au ton unique entre courroux désespéré et larmes de rire.

N’attendez pas trop de la fin du monde, l’un des films les plus inclassables de l’année, auréolé du prix spécial du jury à Locarno 2023 est à l’image de son titre funèbre et ironique : un récit désespérément drôle d’une apocalypse en cours.

Philippe Cabrol

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