R.M.N.
Analyse du film : R.M.N.
Ce nouveau film de Cristian Mungiu aurait pu avoir la palme du titre le plus énigmatique de cette soixante-quinzième édition. À moins de parler le roumain. R.M.N. est l’acronyme local de notre IRM, l’Imagerie par résonance magnétique, autrement dit le scanner cérébral qui permet de révéler la maladie derrière la surface. N’est-ce pas une bonne définition du cinéma de Cristian Mungiu qui, depuis ses débuts, diagnostique avec sa mise en scène au scalpel les maux de la société roumaine d’hier et d’aujourd’hui. Après les ravages de la politique nataliste sous la tyrannie de Ceausescu dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours (Palme d’or 2007), la violence du pouvoir religieux dans Au-delà des collines (2012) ou la corruption endémique dans Baccalauréat (2016), les ravages du nationalisme et de la xénophobie sont au cœur de R.M.N.
Quelques jours avant Noël, Matthias est de retour dans son village natal, multiethnique, de Transylvanie, après avoir quitté son emploi en Allemagne. Chez lui, il retrouve sa femme Ana, leur fils Rudi, mutique depuis sa peur en forêt, et son père Otto, prêtre gravement malade, mais aussi son ex-maîtresse Csilla. Il tente de s’impliquer davantage dans l’éducation du garçon qui est resté trop longtemps à la charge de sa mère, Ana, et veut l’aider à surpasser ses angoisses irrationnelles. Quand l’usine que Csilla dirige décide de recruter des employés étrangers, la paix de la petite communauté est troublée, les angoisses gagnent aussi les adultes. Les frustrations, les conflits et les passions refont surface, brisant le semblant de paix dans la communauté.
Mungiu resserre d’ailleurs progressivement son récit sur ses deux personnages principaux, Matthias et Csilla. Leur relation souffre de divergences politiques irréconciliables. Le talent de Mungiu s’exprime alors dans toute sa splendeur : la chronique rurale à l’heure de l’européanisation vire à la bataille rangée sur fond de haine de l’autre. Et dans ce village soit disant sans histoires, l’autre a toujours été là. On parle roumain, allemand, hongrois, un peu d’anglais aussi. En une de ces longues séquences dont il a le secret, avec sa mise en scène précise, le réalisateur dénonce les populismes qui rongent les démocraties, la xénophobie, le communautarisme, les fake news, la rhétorique complotiste… En focalisant son regard sur un homme partisan des valeurs viriles dans la vie comme dans l’éducation, prêt à suivre ses concitoyens dans des discours racistes et réactionnaires, Mungiu dépeint la Roumanie comme un pays stagnant, pris entre conservatisme et modernité, percuté par les mutations de l’Europe et une mondialisation toujours plus omniprésente sans trouver les outils pour s’adapter.
C’est la société roumaine que le réalisateur ausculte, une société qui a du mal avec ses traditions, qui doit attirer des touristes, qui connait des difficultés pour nourrir sa population. C’est aussi l’histoire d’une famille qui se déchire avec un jeune enfant qui a perdu la parole, un homme torturé, un couple qui bat de l’aile, un père malade et une ancienne maîtresse.…
Les dialogues, remarquablement écrits et souvent très vifs, révèlent petit à petit le contexte explosif de l’intrigue : le poids de l’Histoire, les discriminations anti-Roms, l’exode massif des jeunes à l’Ouest pour une vie meilleure, et résumant tout cela, la haine d’une Europe perçue, au pire, comme une pseudo-dictature qui exploite le pays comme un vampire et voudrait imposer un mode de vie unique. Le talent de Mungiu pour les plans-séquences trouve son apogée lorsque les citoyens se réunissent dans la salle communale pour débattre du sort à réserver aux nouveaux venus. Dans ce plan fixe magistral de dix-sept minutes, vingt-six personnages différents prennent la parole dans un flot d’invectives ininterrompu. Un grand déballage où toutes les rivalités culturelles ou économiques, tous les antagonismes personnels longtemps en sommeil se réveillent. Et où la haine de l’autre, surtout s’il vient de loin, l’obsession de l’invasion et du « grand remplacement » s’expriment sans la moindre retenue.
En décrivant avec force la déchirure d’un pays qui s’abandonne au racisme et au nationalisme, Cristian Mungiu ausculte la société roumaine, une société qui a du mal avec ses traditions, qui doit attirer des touristes, qui connaît des difficultés pour nourrir sa population. Au travers de ce petit village où vivent des Roumains, des Hongrois et des Allemands, Mungiu a dressé un miroir du monde d’aujourd’hui.
Philippe Cabrol