De l’autre côté
Film : De l’autre côté (Auf der anderen Seite)
Six personnages en quête de l’autre
Fiche technique :
Nationalité : Allemagne-Turquie
Réalisateur : Fatih Akin
Scénario : Fatih Akin
Distribution : Nurgül Yeşilçay, Baki Davrak, Patrycia Ziolkowska, Hanna Schygulla, Nursel Köse, Tuncel Kurtiz.
Durée : 2h02
Date de sortie : 23 mai 2007(Festival de Cannes)
Genre : Drame, destins croisés
Récompenses : Prix du scénario et Prix du jury œcuménique au Festival de Cannes en 2007. Prix LUX du Parlement européen.
INTRODUCTION
Fatih Akin est né en 1973 à Hambourg, dans une famille d’immigrés turcs arrivée en Allemagne dans les années soixante : c’est un réalisateur allemand d’origine turque. Passionné par le cinéma très jeune, il fait des études de cinéma. Il tourne en 1995 et 1996 deux courts métrages dont le succès lui permet de passer au long métrage. Avant ce film, il a notamment réalisé Head on, histoire des amours difficiles et violentes de deux immigrés turcs à Hambourg, un film remarqué et récompensé par l’Ours d’or à Berlin en 2003. C’est ce film qui lui permettra de connaître une réputation internationale.
Fatih Akin considère les films Head-On et De l’autre côté comme faisant partie d’une trilogie. De l’autre côtéest le deuxième volet de sa trilogie sur L’amour, la mort et le diable, « ses devoirs » d’apprenti cinéaste comme il la définit lui-même, réflexion aussi sur ses propres origines et sa paternité nouvelle qu’il achèvera avec le film The Cut, sorti fin 2014 : Head on sur l’amour, De l’autre côté sur la mort et The Cut sur le mal.
Fatih Akin a seulement 34 ans lorsqu’il réalise De l’autre côté. Pourtant, le film a les allures d’une œuvre de maturité : le cinéaste est surdoué. Dès sa sortie, le film est encensé par la critique et le public, qui tombent pour une fois d’accord.
ANALYSE
Quel autre titre aimeriez-vous donner au film ? Six personnages en quête d’identité. Six personnages en quête de l’autre. Chassés-croisés. Destins croisés. Dans l’ailleurs [Sous-titre : d’une autre ville, une autre frontière, une autre culture, une autre génération]. Quête de sens. Si loin, si proche.
Si vous deviez présenter ce film à une personne qui ne l’a pas vu, que lui diriez-vous ? Est-ce facile ?
Quel est le nom des chapitres qui structurent le film ?
« La mort de Yeter », « La mort de Lotte », « De l’autre côté ». Ce film a une structure tripartite, avec deux premières parties en miroir et une troisième partie où les fragments de la mosaïque trouvent leur place. Il crée durant les deux premières parties, un suspense qu’on a presque tendance à oublier en cours de route.
Par quelle scène commence le film ?
Une épicerie dans un village turc, puis une station-service, avec la caméra qui se déplace vers la droite (travelling), puis l’on voit Nejat dans la station-service. On apprend qu’on est au bord de la Mer noire. La scène s’arrête avec un tunnel routier. Puis l’on voit le panneau « La mort de Yeter ».
Par quelle scène se termine-t-il ? Quelle image admirable voit-on vers la fin du film ? Que nous dit cette dernière scène ?
On a la même scène à la fin du film (mais on entend de plus une chanson, dès le début de la scène). Cette scène se prolonge. Nejat roule encore, dépasse le panneau « Filyos » et arrive à Trabzon.
Cette première scène est un flashforward, un saut en avant. Dans une narration, un flashforward intervient lorsque le spectateur est informé d’un élément du récit qui est censé se dérouler dans un temps futur par rapport au temps principal de l’histoire. Les flashforwards sont en général courts, réduites à une séquence.
Qui sont les personnages dans l’ordre d’apparition ? (Sans compter leur apparition fugace dans un coin de l’écran) Qu’apprenons-nous sur eux ?
Nejat. On le voit au début du film en voiture, du côté de la Mer noire. On ne sait pas ce qu’il y fait. Puis on découvre qu’il est professeur d’université. Il enseigne Goethe aux étudiants allemands à Hambourg. Il arrive à Istanbul pour tenter de retrouver Ayten et lui apprendre la mort de sa mère. Il y ouvre une librairie spécialisée dans la littérature allemande. Nejat cherche à retrouver son père.
Ali. Interprété par Tuncel Kurtiz, l’un des acteurs les plus populaires de Turquie, il est mort en 2013. C’est le père de Nejat. Immigré turc, veuf, retraité, il habite à Brême. Il cultive des plants de tomates ou mijote de plats typiques pour les visites de son fils. L’exil et la solitude pèsent sur lui. « La solitude sied à Dieu seul », lui dira Yeter. Quand il ne noie pas son chagrin dans le raki, il rêve d’une liaison sentimentale. Il propose à une prostituée, turque elle aussi, de vivre chez lui. Un jour d’ivresse, il la frappe et la tue accidentellement. Après un séjour en prison, Ali est expulsé d’Allemagne.
Yeter. Son nom signifie « assez, suffisant. ». Elle est originaire de Maraş, en Anatolie du Sud-Est. Son mari a été tué dans cette ville en 1978. Elle envoie presque tout son argent à sa fille en Turquie, pour lui payer des études. C’est une mère inquiète. Elle ignore que sa fille Ayten, traquée par la police pour ses activités subversives, s’est enfuie en Allemagne où elle cherche sa mère.
Dans la deuxième partie apparaissent trois nouveaux personnages. Lesquels ?
Ayten. Son prénom, qui signifie « teint de lune », évoque la beauté. Elle a 27 ans et est restée en Turquie. Elle ne sait pas que sa mère se prostitue et croit qu’elle vend des chaussures. Elle milite dans un mouvement extrémiste, vraisemblablement d’obédience kurde, en tout cas une organisation armée considérée comme terroriste par le gouvernement turc. Elle se cache sous un nom d’emprunt : Gül, qui veut dire Rose (la fleur). Expulsée d’Allemagne où elle n’obtient pas le droit d’asile, elle retourne à Istanbul où elle est emprisonnée. Elle renonce à l’action radicale et est libérée. Son idéal a été mis à mal.
Lotte. Cette jeune allemande étudie l’anglais et l’espagnol à Hambourg. Idéaliste, elle héberge Ayten qui se trouve sans papiers. Les deux jeunes filles tombent amoureuses l’une de l’autre. Lorsqu’Ayten est arrêtée par la police et reconduite en Turquie, Lotte décide de partir la secourir. À Istanbul, par le plus grand des hasards, Lotte trouve une chambre à louer chez Nejat. Lotte meurt lors d’une bagarre avec des gamins qui lui volent son sac.
Susanne. La mère de Lotte est un peu rigide et assez méfiante. Elle se révélera être une femme généreuse et ouverte. Elle est jouée par Hannah Schygulla, icône du réalisateur Rainer Werner Fassbinder, ce qui permet à Fatih Akin de jeter un pont entre le cinéma de Fatih Akin et le nouveau cinéma allemand des années 1970.
Si vous deviez grouper les personnages deux par deux, comment les assembleriez-vous ?
On est en présence de trois duos familiaux, un père et son fils, deux mères et leurs filles. Deux de ces duos sont turcs, l’autre allemand.
De l’autre côté imbrique plusieurs histoires : celle d’Ali, vieux Turc vivant en Allemagne depuis de longues années, et de son fils Nejat, jeune universitaire ; celle de la prostituée Yeter et de sa fille Ayten, engagée dans la lutte pour les droits des Kurdes ; et celle de Susanne et de sa fille Lotte, étudiante idéaliste. Tous les profils, tous les âges, sans qu’un soit privilégié par rapport à l’autre, sont mis en scène ici.
Y a-t-il pour vous un personnage principal ? Que pensez-vous de Nejat ?
Le film n’est-il pas à l’image de son magnifique personnage principal, l’intellectuel Nejat, davantage témoin qu’acteur des mutations de ses deux pays, celui d’origine et celui d’adoption, la Turquie et l’Allemagne ?
Comment qualifier la construction du film ? À quel type de film avons-nous affaire ?
Le cinéaste a employé le mot puzzle à propos de ce film. Ce film a été qualifié de film choral : un film où un nombre relativement important de personnages s’entrecroisent, un film aux destins croisés. Fatih Akin a une manière spécifique de raconter les histoires intriquées des protagonistes et l’impact du hasard. Les hasards de la vie sont transcrits à l’écran. Exemple : lorsque Susanne arrive à l’aéroport d’Istanbul, on voit à côté d’elle Ali qui arrive lui aussi, après son expulsion d’Allemagne.
Ces personnages se cherchent, mais ils ne se croisent pas. Ou plutôt, ils se croisent sans le savoir. Ils se ratent. Quelles sont les rencontres manquées ?
Nejat et Ayten qui dort au fond de la salle de cours de l’université où Nejat enseigne.
Ayten et Yeter. Si on reconstitue la chronologie, on peut estimer qu’Ayten se trouve déjà en Allemagne quand Ali propose à Yeter de vivre avec lui. On peut aussi déduire qu’Ayten est arrêtée alors qu’Ali est à l’hôpital. En effet, juste avant l’arrestation d’Ayten, on la voit avec Lotte se rendre à Brême en voiture pour rechercher Yeter. On voit les deux jeunes filles pendant quelques instants dans leur voiture tout près d’un bus dans lequel on aperçoit Nejat et Yeter qui vont à l’hôpital ou en reviennent.
Les rencontres manquées entre Nejat et Ayten, Ayten et Yeter, participent aussi de cette volonté de transcrire à l’écran les hasards de la vie. Fatih Akin est ici très subtil : contrairement au tic classique du « film choral » qui voudrait que tous les personnages se rencontrent d’une façon ou d’une autre, ici, l’important est bien plus dans le chemin emprunté par les personnages que dans une chute narrative évidente.
Avez-vous trouvé que la trame du film est compliquée ?
La construction est originale avec une utilisation particulière des ellipses, c’est-à-dire des raccourcis. Des éléments sont omis dans le récit. C’est au spectateur de les imaginer.
Ellipse : Ali frappe Yeter. L’on comprend que le coup a été mortel et l’on voit aussitôt après un fourgon entrer dans la cour d’une prison et Ali entrer dans une cellule. Sans transition, l’on voit Nejat dans un aéroport turc, puis dans un cimetière pour l’enterrement de Yeter.
Accélération : la lecture du jugement qui refuse le droit d’asile à Ayten n’est pas encore achevée que l’on voit Lotte partir pour la Turquie.
Le prix du scénario est bien mérité. Le scénario est solidement échafaudé, élaboré sans être alambiqué,complexe mais fluide. La narration est virtuose. Fatih Akin entremêle les destins de ses six protagonistes avec dextérité. Le film parvient d’un même mouvement à embrasser six destins et à jongler avec les différents degrés de lecture.
LES THÈMES DU FILM
Quels sont les thèmes du film ?
Des thèmes politiques sont-ils abordés ?
Le film se réfère à l’actualité politique des années 2000-2010.
-Les liens culturels, économiques et politiques entre Istanbul et l’Europe. L’intégration de la Turquie dans l’Union européenne, du point de vue d’Ayten et de celui de Susanne. Ayten ne fait pas confiance à l’Europe. Elle est opposée à la globalisation. Susanne estime que l’entrée de la Turquie dans l’UE pourrait améliorer la situation en Turquie. Le débat n’est qu’esquissé. Dans la séquence de la librairie où Susanne et Ayten se prennent dans les bras, l’on remarque un détail : tout près des deux femmes, on aperçoit deux petits drapeaux : l’un allemand, l’autre turc.
-Les droits de l’homme en Turquie et la question kurde. Au début de la deuxième partie se déroule une manifestation à Istanbul : « On n’arrêtera pas le droit du peuple. ». Les revendications kurdes ne sont pas populaires en Turquie. Trois militantes sont arrêtées sous les applaudissements des passants.
-Le contraste entre l’état des droits de l’homme en Allemagne et en Turquie : répression brutale de la manifestation en Turquie et liberté de manifester en Allemagne ; état des prisons (cellule individuelle propre pour Ali, dortoir et parloir collectif pour Ayten) ; difficulté pour Lotte d’obtenir une autorisation de visite à Ayten en prison ; lecture par Lotte du rapport d’Amnesty International sur les prisonniers turcs.
-Le droit d’asile. Ayten fait une demande d’asile en Allemagne. Mais le statut de réfugié ne lui est pas accordé, ni en première instance, ni en appel. Les juges estiment qu’elle n’est pas exposée à de mauvais traitements lors de son retour en Turquie.
Croisant les destins de plusieurs personnages, unis par une mère et sa fille d’origine turque, le réalisateur sait impliquer le spectateur dans sa relation aux autres peuples d’Europe ou de ses franges, reposant intelligemment la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, comme de son utilité. Ponctué par des bribes du parcours final du jeune professeur allemand d’origine turc vers le village de son père, le film pose aussi la question des racines et de leur subsistance
Si Fatih Akin montre comment on peut vivre d’un côté comme de l’autre d’une frontière finalement peu utile, il développe aussi certains thèmes propres à chaque pays comme la présence de pressions religieuses inadmissibles à l’occident ou les incompréhensions liées à l’argent et au souci de ne pas être arnaqué, reléguant la générosité au second plan.
Pourquoi Ayten se bat-elle ?
Ayten se bat pour avoir 100% de droits à l’éducation, comme moyen d’émancipation, et pour la liberté d’expression.
Quel personnage défend aussi le droit à l’éducation ?
Nejat, qui déclare : « La culture et le savoir sont des droits fondamentaux pour tous ». Un avocat lui objecte : « Les enfants kurdes sont des analphabètes poussés à la violence. Ne veux-tu pas t’occuper d’eux ? »
Comment apparaît la condition des femmes turques dans le film ?
La société turque est dépeinte comme une société patriarcale. Ali s’adresse à Yeter en dominateur, comme si elle était sa domestique. Des fondamentalistes menacent Yeter dans le métro. Les militants kurdes en Allemagne sont autoritaires à l’égard d’Ayten. L’un d’eux dit à Ayten avec mépris : « Tu as la tête d’une serveuse ». On apprend que la plupart des femmes de la prison ont été condamnées pour avoir tué leur mari, ce qui constitue un indice du niveau des violences conjugales.
Avez-vous l’impression que Fatih Akin prend politiquement parti ?
Dans une interview, le réalisateur dit qu’il a essayé d’être neutre. Il laisse le spectateur interpréter ce qu’il voit.
IDENTITÉ ET CULTURE
Quel personnage illustre le thème de la recherche de l’identité entre deux cultures, turque et allemande ?
À travers le personnage de Nejat, c’est la question du sentiment d’appartenance culturelle des enfants d’immigrés turcs qui est posée et celle de leur place dans la société allemande. Un professeur de littérature allemande d’origine turque, cela bouscule les préjugés.
Quel objet offert par Nejat à son père indique des échanges, des allers-retours entre les langues et les cultures, turque et allemande ?
Nejat offre à son père un roman écrit en allemand par un auteur d’origine turque, Selim Özdogan. Il lui offre ce livre dans sa traduction turque.
Que se passe-t-il dans la scène où Nejat pénètre dans une librairie allemande d’Istanbul ? Quel est le sens de cette scène ?
Nejat pénètre au hasard dans une librairie d’Istanbul, qui va devenir un point focal de l’action. Le propriétaire allemand, Markus Obermüller, a le mal du pays et la langue allemande lui manque. Il veut retourner vers ses racines. Nejat, l’intellectuel parfaitement intégré, met fin à son exil et en devient le nouveau gérant. Ces passages d’une culture à l’autre imprègnent tout le film. C’est un plaidoyer pour l’échange culturel. Fatih Akin rêve d’un continent où s’effaceraient les racismes et les intolérances.
La fin de l’action est située au moment de Bayram, la fête turque du sacrifice (Aïd el Kébir dans les pays arabes ou « fête du mouton » en France). Nejat explique à Susanne l’origine de cette fête. Qu’est-ce que cette conversation est destinée à souligner ?
Susanne reconnaît dans l’histoire que raconte Nejat, celle d’Abraham à qui Dieu demande de sacrifier son fils l’épisode biblique du sacrifice d’Isaac (Genèse, 22) dans la tradition judéo-chrétienne. C’est un Allemand d’origine turc qui raconte à une Allemande cet épisode. Les traditions de la Bible et du Coran sont ici convergentes. Elles relatent la même histoire. Le christianisme et l’islam ont en commun certains textes fondateurs. Abraham est du reste considéré comme le père des croyants. C’est une nouvelle illustration des passerelles entre les cultures. De plus, c’est une histoire qui concerne les relations père-fils.
DÉPLACEMENTS, VOYAGES, MIGRATIONS
Quels sont les villes et les lieux géographiques du film ?
Le film se déroule à Brême et Hambourg en Allemagne, à une heure de train l’une de l’autre ; à Istanbul et Trabzon (Trébizonde) en Turquie. Les rues en pente d’Istanbul sont fort bien filmées. Avec leurs gravats, leurs gamins qui courent, elles contrastent fortement avec l’univers urbain allemand, même si, comme le remarque Susanne, Istanbul a changé en 30 ans. « J’adore filmer les villes. Dans De l’autre côté, la ville est un personnage à part entière. […] Pour un metteur en scène, la Turquie est un formidable décor » souligne le réalisateur (dossier de presse)
Hambourg, Brême, Istanbul et les petits villages de la côte turque sont filmés comme autant de réceptacles aux différences de traits et de personnalités des personnages.
Nejat passe par Filyos. On voir un panneau routier avec le nom de cette localité touristique de la côte turque. Trabzon et Filyos sont au bord de la Mer Noire. Le film Mustang de Deniz Gamze Ergüven a été tourné dans cette région : la côte nord de la Turquie, au bord de la Mer Noire.
Le titre du film peut se comprendre en référence à la rive asiatique de la ville d’Istanbul, de l’autre côté du détroit du Bosphore par rapport à sa rive européenne. Des personnages traversent-ils le Bosphore ?
Ayten le traverse au début du film. Puis, quand elle sort de prison, elle le retraverse. Lotte quand elle prend le bateau pour rendre visite à Ayten dans sa prison, située dans le quartier d’Üsküdar, de l’autre côté du Bosphore.
De quelles migrations avez-vous été témoins dans le film ?
Ce sont des migrations de l’Allemagne à la Turquie ou de la Turquie à l’Allemagne. Les personnages se déplacent constamment sur les routes de Turquie, sous des tunnels, dans des trains, des bus, des taxis, des avions. Un flux incessant fait aller et venir les personnages. Ils ressemblent à des oiseaux migrateurs qui savent s’intégrer momentanément aux saisons et aux paysages, puis partent ailleurs avant de renouer d’autres fidélités. Ces migrations montrent que toute sédentarisation est provisoire. Le film remet en cause les notions de patrie et de « chez-soi ».
Mais cette dimension n’a rien de statique chez Fatih Akin qui enchâsse la question du lieu à celle du voyage et du déplacement : bandeaux goudronnés des routes de Turquie, trains, bus d’Allemagne, tunnels débouchant sur la lumière, ponts aérien et maritime entre deux rives : une option délibérée de mise en scène Les personnages se retrouvent en Turquie parce qu’ils ont touché un côté d’eux qu’ils n’avaient pas encore exploré, et non par une envie de Turquie en tant que telle.
LA MORT
« Chronique d’une mort annoncée » (G. G. Marquez/ F. Rosi), pourrait-on dire à propos des deux panneaux indiquant les morts de Yeter et de Lotte. Par quelles scènes parallèles s’achèvent le premier et le deuxième chapitre, à la suite de ces décès ?
Les chapitres se terminent par la mort et le débarquement ou l’embarquement d’un cercueil depuis la soute d’un avion. Le cercueil de Yeter est envoyé en Turquie, celui de Lotte envoyé en Allemagne. Leurs dépouilles mortelles empruntent à rebours, par la voie des airs, les parcours que Yeter et Lotte ont effectué, vivantes. Même les cercueils effectuent des migrations. Dans ce film, chacune meurt en terre étrangère. Trinquons, dit Nejat. « A la mort » répond Susanne.
LA FILIATION
Les trois duos familiaux identifiés au début signalent le thème de la filiation. La communication est-elle facile entre les générations ?
Non, les relations sont difficiles, mais tous sont en quête de réconciliation.
L’essentiel n’est pas dans les rebondissements du scenario (l’intitulé de chaque chapitre du film les anticipe, sans que le déroulement ne soit gâché), mais dans le flux incessant qui fait aller et venir ces personnages entre deux terres, pour des raisons différentes, mais les ramène toutes vers une seule terre fédératrice : la question de la filiation. Ces liens, biologiques ou non, sont explorés avec d’autant plus de force qu’ils prennent tout leur sens dans l’appartenance aux lieux. Ils ne sont pas seulement des lieux géographiques mais des lieux investis par les personnages : un lieu solaire pour Nejat, un lieu de lutte pour Ayten, un lieu où Lotte peut grandir et enfin un lieu où Susanne revient vers sa jeunesse et vers la compréhension de sa fille.
Ce film est le catalyseur d’attitudes aussi fortes que la tolérance, la lâcheté, le pardon ou de sentiments tels que le regret, l’amour, l’amour filial, l’amour de son pays, l’amour de l’autre.
PASSER DE L’AUTRE CÔTÉ : pardon et réconciliation
Trois personnages (Lotte, Nejat, Susanne) se rendent volontairement en Turquie. Ils ont une quête en commun. Laquelle ?
Ils recherchent une personne : Lotte veut revoir Ayten et l’aider. Nejat veut retrouver Ayten pour lui annoncer la mort de sa mère. Susanne veut voir le pays où sa fille a trouvé la mort. La Turquie est le lieu d’un changement essentiel dans la vie des personnages, une bascule :
– un lieu où Lotte peut grandir en se libérant de la présence de sa mère. « Pour la première fois de ma vie, on a besoin de moi », dit-elle à sa mère au téléphone.
– un lieu où Nejat retrouve ses racines.
– un lieu où Susanne réfléchit sur sa jeunesse et comprend mieux sa fille.
Ces déplacements et ces migrations traduisent l’idée d’un autre rivage à atteindre, d’une frontière à dépasser. Le déplacement n’est pas utilisé par Akin comme une opposition entre l’Allemagne et la Turquie, mais plutôt comme un révélateur. Les lieux deviennent des révélateurs de la vérité de chaque personnage. Les personnages sont dans une quête qui les entraîne “de l’autre côté”.
Quel personnage incarne le mieux le thème de la réconciliation ?
Susanne incarne de façon bouleversante la réconciliation. Elle fait l’apprentissage douloureux du deuil, seule dans une chambre d’hôtel. Elle rencontre Nejat, qui la reconnaît à la tristesse de son visage : « Vous êtes l’être le plus malheureux ici. »
La double réconciliation de Susanne : avec Lotte, avec Ayten
-avec Lotte (post mortem). Susanne se couche dans la chambre occupée auparavant par sa fille, qu’elle voit en rêve. Elle lit le journal de Lotte. « Mon pas sera décidé, même si Maman ne veut pas me comprendre. Elle était comme moi pourtant. Je prends des chemins étonnamment semblables sans connaître son histoire que je découvre peu à peu. C’est peut-être la clé. Elle se reconnaît en moi », y a écrit Lotte.
-avec Ayten. Susanne lui rend visite en prison. « Pardonnez-moi », dit Ayten à Susanne par trois fois. Les deux femmes s’étreignent. Suzanne retrouve Ayten à la librairie, et propose à l’ancienne compagne de sa fille, qu’elle voyait d’un mauvais œil, de se comporter avec elle comme une mère. Le poids des épreuves est inscrit sur le visage et dans le corps de Lotte. Mais elle est transfigurée et rayonne de charité.
Une possible réconciliation entre Nejat et Ali, notamment à la fin du film. Ils se sont quittés à Brême sur un échange de mots désagréables, puis Ali est devenu un meurtrier. Nejat, juste après son arrivée en Turquie, a dit à son oncle : « Un assassin ne peut être mon père ». Ali, expulsé d’Allemagne, est à Istanbul. Sur une rive du Bosphore, il lit, les larmes aux yeux, le livre que son fils lui a offert, signe d’une souffrance et d’un désir de rapprochement avec Nejat. Or, il ne passe pas voir son fils à la librairie, car il pense que son fils ne souhaite pas le revoir. Le cousin joue les médiateurs. Puis Nejat part à Trabzon. Il attend son père, qui doit revenir de la pêche, dans le but de se réconcilier avec lui. C’est la parabole du fils prodigue, avec une inversion des rôles, car c’est le père, et non le fils, qui a été prodigue. Un père perdu, qui a gaspillé sa vie, tué une prostituée. Un père bientôt retrouvé, que son fils attend sur la plage. Encore un rivage, encore une rive.
Fatih Akin achève son film non seulement sur ces réconciliations, mais sur de nouveaux liens qui se nouent malgré les différences : des liens entre Nejat et Susanne, au point que Nejat lui confie la librairie.
La fin du film reste-t-elle ouverte ? Comment l’imaginez-vous ?
À la fin, l’histoire n’est pas vraiment terminée. Elle ne s’achève pas sur la plage. Il y a une histoire au-delà. Peut-être le père de Nejat viendra-t-il. Le père et le fils passeront trois jours ensemble et le fils rentrera à Istanbul. Suzanne rentrera peut-être en Allemagne. Ou Nejat rencontrera finalement Ayten parce qu’elle vivra dans la chambre qu’il loue à Susanne. Le dernier plan du film semble suggérer que certaines vraies rencontres sont encore possibles avec celui que l’on attend.
Le réalisateur dit qu’il a décidé d’arrêter là, parce que le film était déjà long. Il pense avoir donné au spectateur de quoi interpréter la suite. « Il n’y a rien de définitif, parce que moi-même je ne sais pas encore de quel côté je suis. Je trouverai, j’ai toute ma vie pour trouver. » (Interview au Courrier international)
CONCLUSION : Fatih Akin réussit une belle osmose entre le politique et l’intime. Il dépeint un fossé entre les générations, entre les profils sociaux, les idées politiques, entre deux pays. Un entrelacs de sentiments, de langages, de lumières opposées, de frontières géographiques, humaines et de rencontres ratées. Au fil de chassés-croisés, de coups de cœur, de coups du destin, il invente un monde où les uns et les autres vont certes se rater, mais aussi s’apprivoiser, s’aimer, s’adopter.
CONCLUSION DU JURY ŒCUMÉNIQUE : « Ce film raconte habilement les destins croisés, en Allemagne et en Turquie, d’hommes et de femmes d’origines différentes. Il rend sensible à la douloureuse complexité des pertes de repères et de relations, ainsi qu’à la richesse des échanges, passages et cohabitations possibles entre ces mondes. D’autres thèmes majeurs sont ceux de la filiation, du sacrifice et de la réconciliation. »
Philippe Cabrol et Anne-Cécile Antoni