Les Ailes du désir
Le regard des anges
Fiche technique :
Film franco-allemand ; Réalisation : Wim Wenders
Interprètes : Bruno Ganz, Solveig Dommartin, Otto Sander, Peter Falk
Durée : 2h 08 ; Genre : Conte allégorique et méditatif ; Date de sortie :1987
Prix : prix de la mise en scène au Festival de Cannes.
Le titre original du film est Der Himmel über Berlin (=Le ciel au-dessus de Berlin). Wim Wenders est un réalisateur, producteur de cinéma, scénariste et photographe allemand, né en 1945. Il est l’un des représentants majeurs du nouveau cinéma allemand des années 1960–70. Parmi ses films de fiction les plus connus, Alice dans les villes, L’ami américain, Paris-Texas (Palme d’or à Cannes en 1984).
Wim Wenders a aussi réalisé le documentaire Le Pape François : Un homme de parole, sorti en 2018. Le cinéaste a reçu le prix Robert-Bresson à la Mostra de Venise 2002 pour son œuvre, en reconnaissance de sa compatibilité avec le message de l’Évangile.
Le film se déroule à Berlin, une ville encore coupée en deux. Au-dessus de cette ville, il y a des anges. Ces anges entendent la voix intérieure des habitants de Berlin ou plutôt sont les témoins de leurs pensées secrètes. Wim Wenders a tourné sans scenario.
QUELQUES CLÉS POUR LE FILM :
- Le film est ponctué par un leitmotiv : à quatre reprises, on entend un récitatif, un poème de Peter Handke écrit pour le film, sur l’enfance perdue et retrouvée, Chanson de l’enfance.
- Au fil de l’écriture de ce film, Wenders s’est laissé porter par la lecture du poète allemand Rainer Maria Rilke. Des citations de ce poète sont lues au cours du film, en voix hors champ, c’est-à-dire par une personne absente à l’écran.
- Dans la bibliothèque de Berlin, un des anges s’est attaché à un vieil homme qui cherche dans les livres et qui erre dans Berlin. C’est un poète, comme un Homère des temps modernes. Il chante l’épopée de la paix. Il incarne la conscience de l’humanité en quête de sens, question qui est posée tout au long du film.
- Peter Falk, le lieutenant Columbo, vient à Berlin pour tourner un film sur la chute de Berlin.
Le poème de Peter Handke, Chanson de l’enfance, scande le film. Chaque strophe commence par « Quand l’enfant était enfant ». Est-ce que cela vous évoque un passage du Nouveau Testament ?
Peter Handke paraphrase, peut être à son insu, Saint Paul : « Quand j’étais petit enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. » (1 Corinthiens 13, 11)
- LES ANGES, LE NOIR ET BLANC, LA COULEUR
Que remarquez-vous à propos du prénom des anges, Damiel et Cassiel ?
Le suffixe el relatif à Dieu peut être utilisé, dans l’Ancien Testament, pour désigner un ange ou un archange (cf Gabriel, Michel, Raphaël)
Est-ce que les anges du film renvoient nécessairement aux anges bibliques ?
Non, car, d’une part, dans la tradition biblique, les anges sont des messagers, ce qu’ils ne sont pas dans le film, d’autre part, dans l’iconographie chrétienne, la figuration des anges varie au cours des siècles. On les voit représentés tantôt avec une auréole, ou tantôt comme des androgynes, ou comme des enfants ou encore comme des créatures ailées. De plus, les anges judéo-chrétiens ne sont pas les seuls à porter des ailes : Icare, Hermès ou Cupidon en portent aussi.
Quel est le look des anges ?
Ils portent les cheveux longs ramassés en queue de cheval et de longs manteaux. À part cela, les anges de Wim Wenders ressemblent à n’importe qui.
Les humains ne peuvent ni voir, ni entendre les anges. Pourtant, certains êtres peuvent les voir. Lesquels ?
1.Les enfants, qui les voient, tels des compagnons imaginaires. Ils les suivent des yeux, échangent des regards avec eux. 2. Les anges de la grande bibliothèque de Berlin font des sourires à Damiel et Cassiel. Parmi ces anges, il y a au moins une femme. Cette bibliothèque est imaginée comme le siège sur terre des anges. Ils aiment ce lieu qui recèle les richesses de l’humanité depuis la naissance de l’écriture.
En quelles teintes les anges voient-ils le monde ? Est-ce qu’ils connaissent les sensations du monde des humains ?
Les anges ne voient le monde qu’en noir et blanc. Ils ne peuvent rien sentir, goûter, toucher. Ils vivent dans un monde parallèle, sans couleur, sans bruit, sans odeur. Ils ne dorment pas, ne mangent pas. Ils n’ont pas le vertige. Ils n’ont pas d’enfance, ni de biographie, ni de psychologie. Mais ils sont doués du don des langues, ils sont capables de percevoir les pensées, les souffrances et les espoirs de tous les humains.
Que représente le passage du noir et blanc à la couleur ?
Le film est tourné principalement en noir et blanc dans une atmosphère mélancolique et fluide, procédé choisi pour représenter le monde insensible tel que le voient les anges. Le noir et blanc sert à Wim Wenders à montrer le monde du point de vue des anges, tel qu’ils le perçoivent, sans saveur ni désir. Les anges ne connaissent pas le monde physique. Ils ne perçoivent donc pas les couleurs, ils les aperçoivent parfois. La couleur sert à évoquer la perception incarnée des êtres humains.
En quelles occasions la couleur apparaît-elle brièvement avant de disparaitre ?
La couleur surgit quand le désir ou l’envie de réconforter les humains humanise l’ange : quand Damiel admire Marion qui s’envole sur son trapèze, quand il admire la courbe de sa nuque dans la roulotte ou quand il est à la laverie avec une femme d’origine turque.
La couleur apparaît plusieurs fois avant de devenir définitive à partir de la 88eminute. La couleur intervient aussi dans le noir et blanc indirectement, quand l’ange voit, par la fenêtre du taxi qui l’emmène à travers Berlin, les ruines filmées en 1945. Ce sont des archives américaines. La couleur, la vie, c’est aussi l’horreur.
Des thèmes chrétiens courent à travers le film. Wim Wenders les incorpore de façon surprenante, un peu à rebours, ce qui, paradoxalement, vivifie notre compréhension du christianisme. Deux thèmes, l’incarnation et le salut, émergent à partir des personnages du film.
- L’INCARNATION
Le film ne fait pas allusion à la chute des anges, mais au fait que l’un d’eux veut s’incarner. D’abord, ce n’est pas dans la tradition biblique. Ensuite, c’est l’humain qui aspire en général à la spiritualité. Ici, c’est l’ange Damiel, un pur esprit qui veut s’humaniser. Pourquoi désire-t-il devenir un être humain ?
Pour Damiel, l’éternité, c’est long, surtout vers la fin. Il en a assez du silence. Il veut vivre, sentir et souffrir, expérimenter l’étrangeté de la vie, connaître le monde de façon empirique, par les émotions et l’amour.
Damiel incarne un paradoxe, puisqu’ il désire sortir de son non désir. Ce qui va lui donner ce désir, c’est une femme. Le film est donc l’histoire d’une rencontre entre un ange désincarné et une femme incarnée. De fait, le présent vécu avec force, ici dans l’amour humain, n’est pas si différent de l’éternité. Wenders révèle concrètement combien l’intensité d’un moment vécu est une éternité. Vivre intensément dans le présent, c’est se rapprocher de l’éternité.
Damiel décrit ce qu’il souhaiterait vivre en tant qu’humain. Dans son discours, avez-vous repéré des allusions à des épisodes bibliques, évoqués pêle-mêle ?
« …semblant de nous démettre la hanche lors d’un combat, semblant d’attraper un poisson, semblant de nous asseoir à table, de boire, de manger, semblant encore de faire rôtir des agneaux, de boire du vin dans les tentes du désert… ».
Damiel marche dans Berlin. Il voit un foodtruck, où l’on peut se restaurer. L’acteur (Peter Falk, alias le lieutenant Columbo) est là, il boit un café. En quoi cette rencontre de Damiel avec l’acteur est-elle une étape sur son chemin d’humanisation ?
Lors de cette rencontre, l’acteur lui tend la main et Damiel la serre très doucement. Il n’a pas l’habitude. Il ne peut pas encore sentir la main. Cette poignée de main entre l’ange et l’humain est une étape, car c’est le premier contact avec une main humaine. L’ange Cassiel refusera de serrer la main de l’acteur. Il restera un ange à jamais car il ne désire pas devenir humain.
Quand Damiel exprime-t-il avec force qu’il veut entrer dans l’histoire des hommes, entrer dans le monde ? Lorsque Cassiel et lui arpentent les lieux anciens de la ville. Pour la dernière fois, les deux anges partagent leurs expériences. Cela se passe quelques secondes avant que Damiel ne devienne humain.
À cet instant, ce qu’exprime Damiel vous dit-il quelque chose du mystère de l’Incarnation ?
« J’ai été assez longtemps isolé, assez longtemps absent, assez longtemps hors du monde. En avant dans l’histoire du monde ! » Dieu, en s’incarnant dans son Fils, a voulu partager l’histoire des hommes.
« Je vais entrer dans le fleuve, maintenant ou jamais, instant du gué ! En avant dans le gué du temps, dans le gué de la mort ! » Jésus a tout vécu de la condition humaine, jusqu’à la mort.
« Nous ne sommes pas encore nés, descendons ! Regarder non pas d’en haut, mais à hauteur d’œil. »
« Je serai familier à tous, suspect à personne. Ce sera mon premier jour. » Jésus, en devenant homme, se rend proche de tous les humains, devient leur frère.
Quel est le premier choc que reçoit Damiel en devenant humain ?
Le premier contact de Damiel avec le monde des humains se manifeste par un coup sur la tête : une armure de bronze le réveille et le blesse légèrement.
Que signifie un objet aussi étrange ?
Damiel perd sa cuirasse qui le protégeait, mais qui l’empêchait de vivre. En effet, fendre l’armure, au sens figuré, c’est se dévoiler, montrer son côté humain, révéler ses faiblesses. De plus, cette armure va lui permettre de s’intégrer dans le monde : il va la vendre pour vivre.
Qui sont les premières personnes à apercevoir Damiel ? Là encore, des enfants, qui croient qu’il est ivre.
Comment la naissance de Damiel à l’humanité s’opère-t-elle ?
Damiel fait l’expérience de l’humain par l’intermédiaire de ses sens, par la découverte des sensations et du temps :
-L’ouïe : il entend le vrombissement d’un d’hélicoptère.
-Le goût : sa blessure à la tête lui permet de découvrir le goût du sang. C’est la première chose à laquelle il goûte. Le sang est l’élément vital qui anime le corps humain, le principe de vie même.
-La vue et les couleurs : il découvre les couleurs en demandant leur nom à un passant. Il apprend les subtilités des nuances : ocre/orange.
-Il éprouve la sensation du froid.
Quelle est l’étape suivante pour Damiel ?
Établir des liens avec ses semblables.Le passant qui lui a indiqué le nom des couleurs lui donne une pièce d’argent pour s’acheter un café. Puis Damiel va courir, respirer, manger et boire.
La première chose qu’il boit ? Un café. La première chose qu’il mange ? Pourquoi ?
Une pomme. Peut-être parce que le fruit de l’arbre défendu du jardin d’Eden est censé être une pomme. Damiel est lui aussi le premier homme, un homme qui vient de naître.
Qu’est-ce qu’il achète au brocanteur en échange de l’armure ?
Il acquiert une nouvelle tenue, plus appropriée à sa condition d’humain, une veste à carreaux et un chapeau, sans compter la montre. La montre, c’est le temps humain.
Qui sont les premiers êtres humains à voir l’ange Damiel une fois qu’il est devenu un homme ? Ce sont trois enfants.
En quoi son apparence physique change-t-elle ? Il défait sa queue de cheval : il libère ses cheveux.
Assis sur ce qui reste de la sciure du cirque qui a quitté les lieux, Damiel est en quête de l’aimée. Deux garçons lui demandent : « Qu’est-ce que tu as ? « Un manque », répond-il. Que vient-il d’apprendre de l’être humain, qui ne relève pas du registre des sensations ? Il apprend le désir (cf Denis Vasse, Le temps du désir)
En fin de compte, quels sont tous les passages que doit effectuer Damiel pour entrer en humanité ?
Il doit passer du non manifesté au manifesté, l’inconscient au conscient, du désincarné à l’incarné, l’absolu au relatif, du divin à l’humain. Damiel ne connaissait que l’image des choses et pas leur poids de réel. Ce sont le comédien et la trapéziste qui lui ouvrent le chemin du réel.
- LE SALUT : LES ANGES DE BERLIN SONT-ILS DES SAUVEURS ?
L’idée d’anges salvateurs errant dans une ville maudite est venue à Wim Wenders en pensant aux aviateurs des forces alliées tombés sous le feu de la DCA en 1945.
Damiel et Cassiel se promènent souvent tous les deux. De quoi parlent-ils ensemble ?
Ils parlent de ce qu’ils ont vu au cours de la journée. Ils ont pris des notes sur leurs découvertes, sur ce qui les a étonnés chez les humains. Ils sont émerveillés par l’humanité. Ils entendent ce que chacun se raconte en grand secret, dans un monologue intérieur ininterrompu, les angoisses et les aspirationsdes humains. Dès qu’un ange se trouve près d’un humain, cette voix se fait entendre, joyeuse ou triste, gaie ou désespérée, préoccupée de problèmes pratiques ou existentiels : l’accouchement, le déménagement, le divorce, l’infirmité, le deuil, lavieillesse, l’enfance, toutes les questions que l’humain se pose.
Cette humanité n’est-elle que juxtaposition de solitudes. Le monde résonne-t-il seulement comme une cacophonie de monologues ?
Non, car la bande-son donne à entendre comme un chœur de toutes les voix humaines. Et Wim Wenders réussit à donner une cohérence à la multitude de pensées et d’individus que nous entendons. À travers les existences singulières, se dessine l’universel humain, comme on l’entend dans le poème composé par P. Handke, où l’enfant se demande :
« Pourquoi suis-je moi et pourquoi ne suis-je pas toi ?
Pourquoi suis-je ici et pourquoi … pas là ?
Quand commence le temps et où finit l’espace ?
La vie sous le soleil n’est-elle rien d’autre qu’un rêve ?
Ce que je vois, ce que j’entends et sens, n’est-ce pas…simplement l’apparence d’un monde devant le monde ?
Le mal existe-t-il vraiment avec des gens qui sont vraiment les mauvais ?
Comment se fait-il que moi qui suis moi, avant de le devenir je ne l’étais pas, et qu’un jour moi… qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ? »
Est-ce que les humains semblent réconfortés par la présence des anges ?
Damiel est un ange consolateur. Dans le métro, il écoute les pensées d’un homme découragé qui ne croit plus en lui-même. L’homme reprend courage après que Damiel a mis la main sur son épaule. Il réconforte le motard accidenté et soutient le directeur du cirque, inquiet pour Marion.
Parfois, les anges se penchent vers un humain, tout près, peut-être pour qu’il perçoive leur présence. Ou bien ils posent leur main sur une épaule fragile. Les anges sont bienveillants et réconfortent les humains au cœur de leurs doutes et de leurs craintes. A la fin du film, Damiel est lui-même réconforté par Cassiel.
Les anges peuvent-ils toujours sauver les humains du désespoir ?
Leur présence bienveillante et leur miséricorde silencieuse semblent redonner l’espérance à ceux qui sont dans la détresse. Mais les anges ne peuvent empêcher le malheur d’arriver. Ils sont incapables d’agir contre la fatalité des accidents ou contre le libre arbitre des humains. Ils sont condamnés à être des témoins, à n’être à jamais que des spectateurs, impuissants à agir en faveur des hommes ou à intervenir dans le cours de l’histoire.
Que fait l’ange Cassiel le jour où un jeune homme se précipite du haut d’une tour dans le vide ?
Cassiel pousse un cri de désespoir. Il se sent si impuissant qu’il se laisse tomber dans le vide du haut de la colonne de la Victoire.
Ce sont des anges gardiens selon Wim Wenders et au premier sens du terme : ils gardent ce qu’ils voient de l’humanité. Ce sont des êtres qui accompagnent les hommes, très discrètement, dans leur souffrance ou dans leur mort.
Une proposition de lecture au sein du film : le héros, Damiel, pourrait nous rappeler, plus qu’un ange, le Christ lui-même. Il y a trois moments du film qui font référence aux trois tentations du Christ au désert (Mt, 4, 1-11, évangile du 1er dimanche de Carême 2023) : changer les pierres en pains, se jeter du sommet du Temple, rejoindre les rangs du diable pour jouir des richesses du monde. Ce sont trois moments décisifs qui conduisent Damiel à se décider pour la vie des mortels.
- La pierre. Quand Damiel voit-il et touche-t-il une pierre ?
Lorsqu’il est dans la roulotte de Marion. On entend Marion dire : « Même les pierres se mettent à vivre ». Il n’arrive pas à soupeser cette pierre.
- Quand Damiel craint-il qu’un saut dans le vide se termine mal ?
Lorsqu’il voit que la trapéziste manque de tomber au milieu de son spectacle.
- Quand Damiel est-il tenté de profiter des bonnes choses de la vie ?
Lorsqu’il fraternise autour d’un café avec l’acteur Peter Falk, qui joue le démon tentateur. En effet, l’acteur Peter Falk recrute les candidats à l’humanisation. Dans la tradition, les anges devenus humains sont considérés comme des anges déchus.
Comment voyez-vous l’ange Cassiel ?
Il accompagne inlassablement le dernier conteur de l’humanité, le vieil aède des temps passés. Il a lui aussi rencontré l’acteur, mais n’a pas serré la main tendue. Il restera à jamais un témoin invisible et secret de l’humanité. » Non, répond Cassiel en secouant la tête, rester seul, laisser survenir, garder son sérieux. Ne rien faire que regarder, rassembler, attester, conserver, rester esprit. Garder la distance, rester en parole. » Malgré les paroles de Cassiel, Damiel ne cesse d’être tourmenté et attiré par le monde des humains, auquel il aimerait participer. L’acteur Otto Sander (Cassiel) aurait bien aimé devenir un humain lui aussi pour avoir un impact sur le monde. C’était prévu par W. W., mais les fonds lui ont manqué pour tourner d’autres scènes. Six ans plus tard, dans Si loin, si proche, Cassiel, toujours joué par Otto Sander, devient un humain mortel.
Quel personnage est-il un ancien ange ?
C’est Peter Falk, qui joue son propre rôle. Wim Wenders voulait introduire des scènes comiques, avec un personnage connu de tous. Le chancelier Willy Brandt, contacté, n’avait pas le temps. W.W. a pensé à un acteur : Peter Falk, car tout le monde connaît Columbo. L’acteur hollywoodien Peter Falk arrive dans le Berlin-Ouest d’avant la chute du mur pour jouer dans un film historique reconstituant la chute de la capitale nazie, en 1945. Les passants ne sont pas sûrs de reconnaître le lieutenant Columbo. Peter Falk erre souvent seul dans la ville sur la trace des souvenirs de sa feue grand-mère, juive. Il dessine. Il a toujours dans sa poche son carnet d’esquisses et un crayon. Sur le tournage, on l’entend penser : « Ces humains sont des extras. Des extras-humains », ce qui est un indice sur l’origine de sa nature non-humaine mais angélique Parfois, il perçoit d’étranges présences muettes autour de lui et il lui semble que son esprit s’égare. Lorsqu’il prend un café avec Damiel, il ne le voit pas mais devine sa présence. La scène avec le chapeau est improvisée.
- MARION ET L’UNITÉ RETROUVÉE
Aimez-vous le personnage de Marion, la trapéziste ?
Damiel observe les humains avec fascination. Il a découvert un cirque où une trapéziste s’élance sous le chapiteau avec des ailes artificielles attachées dans son dos. Elle a une grâce infinie et s’appelle Marion. Damiel s’est arrêté un long moment pour l’écouter et la regarder. Cette femme qui vole, là-haut, est si pleine de finesse et de légèreté que les autres l’appellent « l’ange ». Solveig Dommartin n’est pas doublée.
Marion travaille chaque saison au cirque Alekan (comme le nom du directeur de la photographie du film). Elle est une artiste et mène une vie solitaire. Seule, sans compagnon, sans enfant, elle a rompu avec son passé pour venir à Berlin, mais on n’en sait pas davantage.
Elle aspire à une transformation par l’amour, mais pas un amour ordinaire ou partiel. Elle aspire également à s’accomplir par son art, à trouver la plénitude de son être, à devenir elle-même. D’une certaine manière, elle est aussi un ange. Elle sait voler grâce à son art : elle est proche de l’oiseau, de l’esprit. Et c’est grâce à ce don qu’elle peut rencontrer l’ange Damiel.
Au cours de quelle scène Marion et Damiel se reconnaissent-ils ?
Il est là, Marion le sait : à peine l’a-t-elle vu qu’elle l’a reconnu. Il se tourne vers elle, enlève son chapeau, se lève et lui tend lentement une coupe de vin. Sans dire un mot, elle en boit une gorgée. Elle a une boucle d’oreille qui a la forme d’une aile. Cette rencontre est préparée tout au long du film : Damiel assiste à la vie de Marion qui éveille son désir de devenir un homme. Lorsque le cirque s’en va, Damiel cherche Marion et fait l’expérience du manque, du besoin de l’autre. Elle aussi le cherche, même si elle ne le connaît pas. Elle cherche l’homme dont elle a rêvé. Ils finissent par se retrouver dans un bar et se reconnaissent aussitôt
Le lendemain matin, Damiel est debout, les manches retroussées, retenant la corde autour de laquelle Marion tournoie. En la regardant voler et tournoyer, il songe :« Ce n’est que l’étonnement devant nous deux, l’étonnement devant l’homme et la femme, qui a fait de moi un humain. Je sais maintenant ce qu’aucun ange ne sait… »
La dernière scène montre Marion tournant autour de la corde que tient Damiel. Que pourrait symboliser cette corde, selon vous ?
La corde établit un lien indissoluble entre eux. Elle symbolise l’unité retrouvée.
Dans les attitudes respectives de Damiel et de Marion au cours de cette scène, il y a comme une inversion des rôles. Laquelle ?
L’ange est rivé au sol, il a les pieds sur terre et la femme voltige dans les airs, aérienne. C’est comme si cette inversion les rendait tous deux complets. L’union entre Marion et Damiel est une ouverture sur le monde, une rédemption mutuelle, qui a une incidence sur l’humanité entière, sur la collectivité, sur la ville divisée, et qui va contribuer à l’unifier.
Marion dit dans son magnifique monologue final : « C’est nous qui sommes à présent le temps ; non seulement la ville, mais le monde entier prend part à notre décision. Nous deux sommes plus que nous deux, nous incarnons quelque chose : nous voilà sur la place du peuple et la place est pleine de gens qui rêvent de la même chose que nous. Nous déterminons le jeu pour tous. »
Comme le dit Rainer Maria Rilke : « L’amour ne sera plus le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre. Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant et s’inclinant l’une devant l’autre. »
Les trois mots de la fin, dits en français,NOUS SOMMES EMBARQUÉS, font référence à Blaise Pascal : « Oui, mais il faut parier ; cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. » (Pensées, 233).
- BERLIN, CONDENSÉ D’UN MONDE DIVISÉ
Que cherche le vieux conteur de la bibliothèque de Berlin ?
Dans la grande bibliothèque de Berlin, il y a de nombreux anges. Ils aiment ce lieu qui recèle les richesses de l’humanité depuis la naissance de l’écriture. Cassiel, s’est attaché à un très vieil homme, le dernier chantre de l’humanité, un vieux poète, d’une autre époque qui cherche dans les livres à retrouver le sens de l’Histoire, à en arpenter les sentiers perdus. Ce vieux poète, Homère des temps modernes, comme les aveugles, croit sentir parfois une présence qu’il ne soupçonne pas être celle des anges et rêve que l’Histoire soit désormais celle de la paix. Il erre dans la ville pour y rechercher les racines de l’humanité et les repères égarés, de crainte que celle-ci ne perde la connaissance de son origine et son sens. Ce conteur est l’archétype du vieux sage.
En quoi le film est-il un hommage à la ville de Berlin ?
Le film célèbre Berlin pour son 750ème anniversaire. L’intention de Wim Wenders est de réaliser un film sur Berlin, symbole du mal, de la destruction. Il est un hommage à la ville de Berlin et à son inspiration créatrice On reconnaît les ruines de la gare d’Anhalt, l’église du Souvenir, la colonne de la Victoire[1] où se tient l’ange Cassiel, la Potsdamer Platz, véritable no man’s land dont l’immense chantier devient une terre d’errance, la Bibliothèque d’État. Plusieurs scènes sont filmées à proximité du mur de Berlin, qui n’était pas encore tombé au moment du tournage. Quelques plans de Berlin-Est ont été tournés clandestinement. Le mur filmé du côté oriental est une reconstitution en carton-pâte.
Dans le film, qui peut traverser le mur ? Aucun humain ne peut traverser le mur. Seuls les anges le peuvent, passe-murailles invisibles et silencieux.
Le mur qui divise Berlin renvoie-t-il à d’autres divisions ?
« Berlin est aussi divisé que notre monde, que notre temps, qu’hommes et femmes, que jeunes et vieux, que pauvres et riches, que chacune de nos expériences », dit Wim Wenders. Le film montre les cicatrices du passé. C’est Berlin mélancolique et dévastée, Berlin qui sort du nazisme et de la guerre, Berlin avant la chute de son mur. Le mur est un symbole de division entre les humains et de séparation entre le divin et l’humain. Il procure un sentiment fictif de protection, mais au prix d’une perte d’unité. Et ce monde divisé doit retrouver son unité pour ne pas disparaître. Les deux principaux personnages du film, l’ange et la femme, ont pour mission de rétablir l’unité, à la fois individuelle et collective.
- À QUI EST DÉDICACÉ LE FILM ?
Les Ailes du désir est dédié à Yasujiro (Yasujirô Ozu), Andrzej (Andreï Tarkovski) et François (François Truffaut). Cette triple dédicace est un pied de nez au système commercial hollywoodien.
-D’Ozu, au sujet duquel il vient de terminer Tokyo-Ga, Wim Wenders applique la leçon que ce n’est pas le scénario qui fait l’histoire, mais la caractérisation des personnages. La narration cinématographique ne se construit pas par une suite d’évènements vécus par des personnages mais par l’expression au cours de ces évènements de ce qui motive les personnages.
-À Tarkovski, Wenders emprunte une manière de profanation cinématographique du christianisme qui revivifie paradoxalement la mystique du salut.
-De Truffaut, Wim Wenders a hérité la conception de l’œuvre cinématographique comme une sublimation de la vie. Plus qu’au seul Truffaut, c’est à l’ensemble de la Nouvelle Vague que Wim Wenders est redevable d’une façon de filmer qui mêle fiction, voire mythologie, réalité triviale et imaginaire.
L’hommage aux expressionnistes du muet
Le film, dont le scénario est l’inverse de celui du Liliom de Fritz Lang, se veut un hommage aux maîtres expressionnistes du cinéma muet, tel aussi Murnau, et pourrait se voir sans le son. Wim Wenders applique leurs leçons sur la multiplication des points de vue, les variations de focales, les renversements de perspectives.
CONCLUSION
L’intention de l’auteur a été de faire « un film sur les gens, ici les gens de Berlin, qui aborde la seule question impérissable : comment vivre ? ». Cette question est au cœur de l’approche existentialiste à laquelle s’est affronté dès l’adolescence Wim Wenders. Le réalisateur est en effet un grand lecteur d’ Albert Camus, un auteur qui est explicitement cité dans le film. Car le parcours de Damiel suit la trame d’une réponse à la question : pourquoi et comment une personne est-elle conduite à quitter une position à l’abri des horreurs du monde et à s’inscrire dans une histoire dans laquelle elle assume ses désirs ?
Par des sentiers de traverse, le film ouvre un chemin intérieur. C’est une parabole qui fait redécouvrir la beauté et la saveur d’être humain, la joie d’avoir un corps pour sentir, parler, aimer. C’est une déclaration d’amour à la vie et à la sensualité. C’est une invitation à l’émerveillement.
On peut relire Charles Péguy, dans le poème Ève (1913) :
« Car le surnaturel est lui-même charnel
Et l’arbre de la grâce est raciné profond (…)
Et l’éternité même est dans le temporel… »
Le film emporte dans un mouvement d’apesanteur où se mêlent l’instant et l’éternité, le désir et l’amour, la mémoire et l’enfance, jusqu’à atteindre un état de grâce cinématographique. C’est un road movie spirituel, une œuvre hors du temps, un film indescriptible, inépuisable.
Anne-Cécile Antoni
[1] La Siegessäule commémore les campagnes prussiennes de 1864, 1866 et 1870 contre le Danemark, l’Autriche et la France.