
Le Fils
INTRODUCTION
Issus du milieu du documentaire, les Dardenne trouvent leurs influences chez des cinéastes de fictions tels que Ken Loach, Roberto Rossellini et Maurice Pialat, soit des cinéastes à la patte naturaliste indéniable, touchant au plus près des corps et des sujets et dont le découpage sec et affirmé participe au caractère dramatique de tous leurs films. Comme leurs aînés, c’est toujours dans un milieu social – souvent ouvrier – que se déroulent les intrigues des films dardenniens.L’éloge majeur qui se répète à leur propos consiste la plupart du tempsà reconnaître à leur cinéma une dimension universelle. La pertinence de leur cinéma tient en plus à ce qu’ils situent cette problématique de manière spécifique dans l’état rugueux, brut, imprévisible, tendu de la réalité actuelle. Autrement dit, leur cinéma se passe dans un monde où l’air est vicié par les hauts- fourneaux en perdition, où les valeurs familiales se sont progressivement déglinguées, où la honte s’est abattue sur ceux qu’on appelle les demandeurs d’emploi,
TITRES QUELQUES FILMS La Promesse (1996), Rosetta(1999)L’Enfant(2004Le Silence de Lorna(2007), Deux jours, une nuit (2014) Le Jeune Ahmed (2019), Tori et Lokita (2022), et en 2025 La maison maternelle : cinq jeunes mères se battent pour assurer un monde meilleur à leurs enfants.Mais les titres de leurs films, très génériques, indiquent bien que le fond du propos est de toucher à une vérité universelle voire archaïque, proche du mythe ou du conte (comme dans certains westerns, genre de prédilection des frères Dardenne).Le Fils est sorti en salle en 2002Récompenses pour le film:Le Fils : Prix d’interprétation masculine pour Olivier Gourmet au Festival de Cannes 2002, Meilleur film francophone aux Prix Lumière 2003 Prix du meilleur film étranger 2003 attribué par l’Union de la Critique de Cinéma de San Francisco
VISIONNAGE
Il faut savoir que le récit du Fils devait initialement se dérouler dans une cuisine mais les deux réalisateurs s’inquiétaient de la représentation caricaturale qu’allait donner la présence de couteaux (donc d’armes blanches) et des ustensiles de cuisine dans l’environnement du personnage d’Olivier. Il s’est ainsi mué en menuisier, chargé de former des jeunes en réinsertion sociale.
Comment est construit ce film ? Comme une tragédie grecque, en trois actes, mais de longueur très inégale
1er acte (35 mn) Introduction du protagoniste, Olivier, avec une tension dramatique qui monte très vite. Mais le spectateur ne comprend pas pourquoi Olivier est si nerveux. Certes, il cherche à apercevoir un apprenti sans être vu de lui, mais on en ignore la raison. On ne sait pas qui est Francis. Il y a toujours un morceau de porte, un morceau de mur dans l’angle de la caméra qui nous dissimule Francis.
2ème acte (55mn). Développement de l’intrigue et complications pour le protagoniste. Identification du deuxième personnage. On sait qui est Olivier, on sait qui est Francis. Mais Francis ne sait pas qui est Olivier.
3ème acte (10 mn). Le point culminant du récit, juste avant le dénouement, qui est aussi un dévoilement. Francis sait qui est Olivier. L’ultime confrontation se produit.
un adulte et un adolescent ? Deux personnages magnifiques et bouleversants qui sont des énigmes. Qui sont –ils? Un adulte et un adolescent, Olivier et Francis. L’un est formateur dans un centre de réinsertion, l’autre suit une formation pour devenir menuisier. L’un pourrait être le père de l’autre. Un jour, la directrice demande à Olivier d’accueillir Francis, un adolescent désireux d’apprendre les métiers du bois. Lorsqu’on lui présente le curriculum vitae de Francis, Olivier refuse de le prendre, estimant que le travail du bois ne lui conviendra pas et qu’il a trop d’apprentis. Francis est alors placé dans l’atelier de soudure. Mais Olivier n’est pas satisfait de sa décision. [Il va donc suivre ce jeune garçon dans les couloirs du centre d’apprentissage dans les rues de la ville, jusqu’à son domicile. Olivier refuse, prétextant qu’il a déjà trop d’apprentis. Olivier va finalement changer d’avis (doublon]. Olivier est un excellent professeur. Ses élèves n’ont aucun niveau et, de plus, ils débutent. Or il se montre précis, clair, laconique; comme il n’a que des gestes à enseigner, c’est parfait.
Qui est Francis? Un jeune garçon de quatorze ans, qui le fascine et l’effraie tant? Pourquoi Olivier se met-il à le suivre dans les couloirs de l’établissement, dans les rues de la ville, jusqu’à son immeuble ? Pourquoi est-il ainsi attiré par lui ? Et pourquoi semble-t-il le craindre à ce point ?
Après avoir hésité, Olivier accepte de prendre un stagiaire. Pour quelles raisons Olivier va-t-il finalement changer d’avis ? Son ex-épouse lui annonce qu’elle est enceinte et qu’elle va se remarier. C’est à ce moment là, car se sentant encore plus seul face à cette nouvelle, qu’Olivier décide de prendre Francis en apprentissage.
Comment réagit l’ex-femme d’ Olivier? Quand il annonce cette nouvelle à son ex-femme, celle-ci s’évanouit. «C’est lui?» demande à Olivier son ex-femme qui, d’indignation, en pique une crise de nerf lorsque Olivier lui répond affirmativement. «Calme-toi», en l’étreignant. «Pourquoi fais-tu ça?» «Je ne sais pas» répond Olivier L’apprenti semble lié au destin de ce couple et Oliver sait quel acte a commis Francis
Une question brûlante est au cœur du film des frères Dardenne. Laquelle? Pourquoi fais tu cela? C’est la question qui parcourt l’intégralité du film de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Dans Le fils, après avoir décidé de prendre sous son aile ce nouvel apprenti, l’ex-femme d’Olivier (Magali) pose directement cette question : «Pourquoi tu fais ça?», ce à quoi il répond «Je sais pas». Qu’est ce qui pousse Olivier à accueillir ce garçon qui débarque un jour dans sa vie? Cette question façonne l’écriture et la mise en scène du film. Une question qui se répète sans cesse jusqu’à l’épuisement – comme Olivier répète les gestes bien concrets de l’enseignant qu’il est. Véhiculée par l’entrelacs des images et des sons, elle pénètre peu à peu le spectateur pour bousculer son point de vue, le placer dans l’inconfort du doute, de l’obsession. «Que faire ? Accepter le garçon ou se venger de lui ?
Et derrière cette question une autre plus profonde. Laquelle? Question qui vient trop tôt et que tu traites par la suite Je la supprimerais. si la douleur de la perte légitime la vengeance, le corps, lui, est-il capable de l’accomplir?
Ce film des frères Dardenne a le mérite de poser des questions et de ne surtout pas y apporter de réponses trop évidentes. L’on se saura donc jamais quelles sont les véritables motivations d’Olivier ni ce qu’il cherche réellement dans sa relation intime avec le garçon.
Pour réellement comprendre ce film, il faut chercher ce qu’il y a avant, et après. Avant cette rencontre entre deux êtres similaires, après la confrontation de ces deux caractères. Trois temps rythment le film. Lesquels? un avant le fils, un pendant le fils et un après le fils: vers le pardon. PH Avant le Fils, le père. Que pouvez-vous dire du père? Avant Le Fils, il y a le père. Et ce père, c’est Olivier, divorcé, meurtri baignant dans sa solitude depuis la mort de son fils. Olivier est un personnage renfermé dans son passé, qui n’a jamais réussi à passer au-delà de la perte de son fils, Olivier est un solitaire, homme brisé par un destin brutal, enfermé dans ses habitudes Le film est avant tout l’histoire d’un isolement, celui d’un homme orphelin de son fils, qui a choisi de s’entourer du bruit de l’usine pour masquer le terrible vide qui a accompagné la mort de l’enfant.
Comment les Dardenne filment-ils l’isolement d’Olivier? Cet isolement, les frères Dardenne le filment à bras le corps, par le biais d’une mini caméra permettant de suivre le personnage dans un parcours mental représenté par les couloirs de l’entreprise. Par cette manière nouvelle de filmer, les deux cinéastes pénètrent la souffrance d’Olivier, réussissent à glisser autour de lui, à pénétrer son inconscient, à signifier sa douleur sans le moindre effort. Simplement au détour de plans dans lesquels ils se contentent de suivre un personnage démiurge qui dicte sa conduite au film. La caméra à l’épaule permet d’incarner l’agitation mentale d’Olivier, elle consiste en une image constamment en mouvement.
Cette manière de filmer place le spectateur du côté du personnage du film; ici le spectateur est en situation d’interrogation, dans un balancement entre empathie et crainte, mais jamais à la place du personnage central du film. N’est-ce la position du spectateur la plus juste, la plus éthique, celle qui le laisse libre de son jugement?
Il faut avant tout saluer l’interprétation d’Olivier Gourmet, présent avant même la construction du projet, impérial dans le rôle de cet homme brisé par un destin brutal, enfermé dans ses habitudes de menuisier, d’homme seul. Portant littéralement le film, il donne pleinement corps à l’odyssée mentale de son personnage, odyssée que l’on pourrait s’empresser de qualifier de christique, mais que les frères Dardenne préfèrent désigner comme simplement humaine, trop humaine. Celle d’un homme n’ayant plus rien à perdre, et cherchant peut être pour la dernière fois à donner un sens à sa vie, en se faisant arme du même destin que celui qui lui a pris son fils. Idée splendide qui consiste à confronter Olivier à ce qu’il devrait haïr le plus.
Qui est le fils dans ce fils?
Le fils: c’est l’enfant d’Oliver mort tragiquement, Dans Le Fils, on ne voit pas le Fils. Il a été étranglé dans la voiture de ses parents par un voleur d’autoradio auquel il s’agrippait . Ça s’est passé il y a cinq ans.
Mais c’est aussi Francis qui apparaît comme un être à part, marqué par un passé très lourd à porter. En effet il a connu la maison de correction suite un accident qu’il ne cherche pas à nier ou à oublier. Francis a tué. Il a pris la vie d’un autre enfant, l’enfant d’Olivier. Ce sont des allusions, des réflexions d’Olivier qui feront tout au long du film le lien entre le passé: la mort du fils et le présent: les relations entre Olivier et son apprenti. Olivier et Francis savent ce qui les relie au jeune garçon mort.
Comment voyez-vous Francis? Francis, éternellement endormi, est un être à part, marqué par un passé trop gros pour lui, trop dur, durant [lequel il aura connu les maisons de correction suite à une erreur, un accident qu’il ne cherche pas à nier ou à oublier. Francis a tué, quelques années plus tôt. Il a pris la vie d’un autre enfant(doublon)] et depuis ce jour, il n’attend plus rien de la sienne. Seul depuis le drame, il sait simplement qu’il a « payé sa dette« . Depuis Francis n’attend plus rien de sa vie. Francis est conquis. Sent-il qu’il est l’objet d’une attention plus intense? Elle n’a rien d’ambigu et il est naïf… Dès lors, il donne ce qu’un adolescent peut donner: une politesse appuyée; beaucoup d’application; des questions qui flattent; des louanges. Travailler l’embellit. Échouer l’anéantit. Il aime son prof. Il ne soupçonne pas, au fond de lui, sous l’adoration provisoire, la haine secrète que lui inspire ce maître qu’un jour, il voudra surpasser Francis constitue le pivot autour duquel la vie d’Olivier doit graviter et prendre une direction définitive pour la suite, quel que soit le choix décidé. Ce personnage, magnifique et probablement le plus bouleversant de la filmographie des frères Dardenne, est une énigme. Il tourne autour d’Olivier, tel un fauve impassible. Leur face-à-face commence d’abord par un jeu de cache-cache. Le spectateur ne voit jamais le visage de Francis durant toute la première partie du film. Olivier Gourmet emplit tous les plans. La caméra le suit de si près qu’on ne distingue pratiquement jamais son corps dans son entier. Collée à sa nuque, à son bleu de travail, à son corset qui soulage son dos, à ses lunettes, elle s’attarde sur ce corps énigmatique comme pour traquer l’empreinte laissée par les blessures de toutes sortes.
Comment évoluent les relations entre Olivier et Francis? L’ambiguïté de la relation entre Olivier et Francis est pesante. Souvent dans le film, la mise en scène donne à voir un affrontement psychologique entre le chasseur aux aguets et la proie sans garde. Car derrière la transmission du savoir qui s’opère devant la caméra, Olivier est autant animé par une pulsion de mort que par le désir de s’émanciper du deuil qui ronge sa vie. Olivier ne semble pas capable de pardonner à l’assassin de son fils mais il tente néanmoins de lui offrir son salut en lui inculquant l’expérience du métier du bois, ce qui permettra également à Olivier d’être sur le chemin de sa rédemption. C’est cette relation particulière s’inscrivant dans un rapport d’initiation maître/apprenti qui participe au salut des deux personnages. Cette tension palpable contribue à donner au film l’aspect d’un thriller où le malaise va crescendo jusqu’à un climax final dont la résolution est claire et sans ambiguïté. Francis ne fait son apparition physique qu’au «deuxième acte». Il ne sait pas qui est Olivier et ne voit en lui qu’un instructeur. Olivier, lui, l’épie. Leur duel ne se déroule qu’au travers des gestes quotidiens d’un menuisier. Les deux hommes mesurent, calculent les angles exacts, choisissent les bois, préparent les outils. Ils en arrivent même à chiffrer la distance qui les sépare: 4,11 mètres, pour être précis. Tel est le verdict de la règle du menuisier Lors d’une très belle scène, il demande à Olivier d’évaluer à l’œil nu des distances au sol. L’espace d’un instant, il se met à découvert en montrant un réel intérêt pour les aptitudes du menuisier. Et brusquement, tristement, il recule sur un simple «Vous êtes fort», estimant probablement qu’il n’a pas le droit d’aller plus loin, pas le droit d’avoir une vie sociale normale après ce qu’il a fait. Et peut être pas non plus le droit d’avoir auprès de lui cette figure du père qui lui manque tant et qu’il aimerait reconnaître en Olivier. Francis dit qu’il ne sait pas où habite son père. Peut être également qu’il ressent intimement la distance qu’Olivier cherche à mettre en eux, malgré l’aide que celui-ci lui apporte dans son apprentissage, et qu’il comprend ainsi le travail qu’il lui reste à faire pour se rapprocher de lui.,, On passe d’une relation quasiment inenvisageable à une relation possible relation trouble, faite d’observation distante, de silence et de sous-entendus. Lors d’une scène marquante dans l’atelier, Olivier se trouve contraint de porter Francis sur ses épaules pour l’aider à redescendre de l’échelle. Cette scène renferme une forte charge symbolique. Une succession de gestes et d’attitudes montre qu’une relation est en train de s’esquisser entre eux : Olivier emmène Francis dans une scierie. Olivier accepte d’être appelé Olivier. Olivier et Francis mangent ensemble à un comptoir, sur le pouce. Ils jouent au babyfoot ensemble. Olivier donne une cigarette à Francis. Dans la scierie, qui est l’entrepôt du frère d’Olivier, celui-ci tend à Francis une puis deux planches : de vraies planches de salut. À la toute fin du film, ils traversent la scierie en transportant chacun les planches l’un à la suite de l’autre. Puis immédiatement après, ils transportent les planches ensemble. Là encore, la symbolique de la scène est limpide.
Quel est dans le film la figure la plus importante?Si ce long métrage dardennien s’intitule Le Fils, c’est davantage la figure du père, du mentor qui prend sens ici. Il avait même été un temps question que le titre du film soit Le Père. Le mentor est une figure qui parcourt régulièrement la filmographie des Dardenne, ce pour quoi ils expliquent avoir été fortement influencés dans leur vie par Armand Gatti. Considéré comme un mentor, Armand Gatti fut un ancien résistant italien de la Seconde Guerre Mondiale devenu poète et metteur en scène, porteur d’une influence politique à travers ses œuvres. Jamais les Dardenne n’auraient trouvé leur voie dans leur art sans l’existence de ce père spirituel qui leur a donné le désir d’évoquer le réalisme social : «C’est cela que nous appelons un «Père Spirituel», l’homme qui te donne le désir de découvrir de nouvelles choses. Et aussi un homme qui te surprend, tout en te donnant confiance. Il a joué un rôle important dans notre œuvre. Sans lui nous n’aurions pas fait ce que nous avons fait toutes ces années.
Après Le Fils, il y a le pardon.:Est-ce un véritable pardon, ou bien une forme de pardon, d’oubli du drame vécu, de cicatrisation ?Après Le Fils, il y a le pardon : Un moyen de reprendre la vie là où on l’a laissée, en tentant de comprendre ce qui a pu se passer, en constatant les dégâts infligés à « l’autre » suite au meurtre.Entre le désir de vengeance et le besoin d’être libéré du deuil, Olivier devra être amené à faire un choix pour atteindre une libération rédemptrice sans quoi il ne pourra plus avancer dans la vie. Hannah Arendt avait évoqué dans ses écrits la notion de promesse et de pardon. Les Dardenne s’en inspirent strictement pour opposer deux croyances chez leur personnage, à savoir la promesse de se venger (jamais dit explicitement) et le pardon accordé à ce jeune garçon qui a payé sa dette. A la fin du film, on est en droit de se demander si Olivier a vraiment pardonné à Francis. Dans un des entretiens que les frères Dardenne ont donnés pour ce film, ils disent que pour qu’Olivier pardonne à Francis, il faudrait que celui-ci demande ce pardon. Mais Francis emmuré dans son silence, estimant qu’il n’a pas le droit d’avoir une vie sociale, est-il capable de demander pardon à Olivier? Ce n’est pas le cas. Alors, que reste t-il? Des gestes à reproduire, des mots à écouter, un travail à étudier, quelques détails de la vie quotidienne qui permettront à deux êtres de coexister en paix.Le film a ainsi cet immense mérite de poser la question intemporelle de l’absolution. Olivier, en allant au bout du voyage en compagnie du jeune garçon, a retrouvé quelque chose, la possibilité non pas d’aimer un autre enfant que le sien, mais de lui apporter l’aide que celui-ci réclame silencieusement. Il ne sait pas vraiment encore ce qu’il va faire de l’enfant. Mais il lui viendra bien une idée.
LE FILS: rédemption ou salut?
Au journaliste des Inrockuptibles qui l’interroge sur la rédemption finale dans leur film, Luc Dardenne répond qu’il « est surpris de constater en parlant avec des critiques pourtant cultivés qu’ils confondent la rédemption et le salut. Le salut, c’est par rapport à soi qu’on le cherche. Si effectivement nos personnages trouvent à un moment des chances de rachat, c’est grâce, par ou avec l’autre qu’ils le trouvent. Nous n’avons jamais isolé notre personnage face à Dieu, face à la lumière d’une fenêtre, le ciel ou je ne sais quoi. C’est toujours effectivement un changement interne du personnage qui vient de ce qui se passe chez l’autre, celui qui est face à lui. » C’est donc à partir d’autrui, d’une rencontre avec un autrui, avec un autre en chair et en os, que peut se faire la lecture du mal et que dès lors peut s’ouvrir la voie d’un possible salut. C’est parce que le mal est rendu lisible, peut être lu, enfin dit, que la voie de l’humanisation est refrayée, certes au prix de la douleur et des souffrances, mais cette fois en se soutenant de ce qu’il faut quitter, de ce dont il faut se séparer.
Ainsi, c’est toujours au travers d’un autrui auquel il se confronte que chacun des personnages consent à ce à quoi il a sans cesse échappé. À son insu, voire à son corps défendant. Mais c’est à partir d’une rencontre – d’un bon-heurt – que se fraye la voie de ce que Luc Dardenne nomme le salut – par opposition à la rédemption. Dans son journal, Luc Dardenne écrit : « Ce qui importe pour un film, c’est d’arriver à reconstruire de l’expérience humaine
Quelles sont les autres thématiques du film? La filiation, le travail, (les deux étant liés ),la mort, la solitude (OK, mais ces thèmes ne sont pas explicités dans ce document, sauf quand il est question, plus haut, de l’isolement d’Olivier)° Je propose qu’on les laisse de côté )
La filiation Dans Le fils, la relation filiale s’inscrit dans un rapport d’initiation maître/apprenti, mais la transmission du métier du bois s’accompagne d’une transmission plus intérieure, plus profonde, engageant la vérité de l’être
Le fils fait nettement écho à La promesse: on retrouve des personnages masculins et la thématique de la filiation. [La structure narrative elle même est comparable : un récit qui avance tout droit, sans temps mort, sans graisse, en équilibre précaire sur la corde raide, suspendu à une parole finale qui doit faire éclater la vérité et du même coup terminer l’histoire. Dans La promesse, le mouvement éperdu du récit et des personnages trouvait son point de résolution avec la phrase finale du jeune garçon par laquelle il disait la vérité à la mère noire au sujet de son mari décédé. Dans les deux cas, l’objet du secret est le même : la mort.
Le travail Pourrait-on remonter ici le paragraphe sur le travail que tu viens d’annoncer dans les thématiques ?Le travail est un thème omniprésent dans ce film. Pour quelles raisons ? Comme toujours, les frères Dardenne montrent un talent fou pour s’élever à une dimension abstraite et métaphysique à partir d’éléments très concrets et matériels, filmés dans un style documentaire. En l’occurrence, le travail du bois dans un atelier de menuiserie.Répondant à un besoin anthropologique, les deux frères considèrent le travail comme lieu du rapport avec le réel et les autres. Être sans travail, c’est être condamné à la solitude, à l’inutilité. Dans les films des frères Dardenne c’est souvent à travers les gestes du travail que font les personnages que leurs rapports se construisent. Ici c’est l’apprentissage de ces gestes qui fonde le rapport social entre Olivier et son apprenti. C’est là l’unique intérêt de leur relation. C’est à travers le travail que se tissent les relations entre ces deux personnages. Olivier aide Francis dans son apprentissage, mais il met de la distance entre lui et son apprenti. Le travail permet à Olivier de s’épanouir et de trouver un sens à sa vie Lorsqu’il a la possibilité de retourner travailler avec son frère dans une menuiserie, Olivier justifiera son refus par le fait qu’il réalise quelque chose de bien avec son métier dans le centre, et qu’il peut laisser un héritage à ses élèves. Comme un père à son fils.
COMMENT EST FILME Olivier?Ne quittant jamais Olivier, la caméra épouse ses mouvements, son corps apparaissant comme relié à la caméra par un fil invisible. De tout le film, on ne voit que rarement le personnage dans son intégralité, le regard suit constamment le haut de son corps. La nuque est une partie du corps omniprésente dans Le Fils. C’est sur la nuque d’Olivier que s’ouvre le premier plan du film.
Il permet de placer le spectateur derrière Olivier, comme une sorte d’observateur, un curieux qui regarde par-dessus son épaule et qui adopte sensiblement son point de vue. Les histoires des frères Dardenne sont toujours inspirées par des récits du quotidien qu’ils ont entendus ici ou là et qu’ils souhaitent traiter pour une seule raison : interroger le spectateur. Chacun de leurs films vise à faire réfléchir le spectateur sur son attitude en pareille situation. Le réalisme social de leurs films ne vise jamais la magie du cinéma et ne fait que mettre les spectateurs face à la dureté du monde réel. Au fond, qu’est-ce qui nous indiquerait que, nous spectateurs, agirions différemment ? Personne ne le sait. Chaque film des Dardenne est porteur d’un discours, ce qui pousse le spectateur à se rendre compte de son positionnement en telle situation. Par leur aspect froid et brut, les films dardenniens demandent peut-être uneffort d’implication mais c’est le prix à payer pour saisir ces intrigues qui n’ont pas leur pareil pour faire réfléchir en plaçant le spectateur dans des situations simples mais cruciales. C’est aussi pour ça que Le Fils est un film aussi radical que bouleversant.
Les Dardenne interrogent ici une situation universelle et donnent trois options à sa résolution (la vengeance, le pardon ou l’impossibilité de tuer). C’est là tout l’enjeu grandiose et maîtrisé de ce drame aux allures de thriller moral. Par son allure banale et disgracieuse, Olivier Gourmet est beau, grand et porteur d’une mélancolie communicative émouvante. C’est définitivement le rôle de sa vie. Si Le Fils demande de la rigueur, il passionne par son dilemme existentiel, fige par sa mise en scène, trouble par ses personnages, et abandonne le spectateur, remué et bouleversé par un récit à la force simpliste mémorable
on pourrait voir ce film comme un documentaire sur l’acteur principal: Olivier Gourmet. Comment? En un certain sens, on peut voir Le fils comme un documentaire sur l’acteur Olivier Gourmet, ou plus exactement sur son corps d’acteur, en acte. Il a 39 ans lorsqu’il joue dans Le Fils. Sa performance est avant tout physique, voire sportive. Sans cesse en mouvement, c’est son corps qui aimante la caméra et donc tire le récit : il faut le voir porter une planche sur l’épaule, en escalader à l’angle d’un mur, faire des abdos dans sa cuisine, courir, sauter, presque danser. A son corps si singulier et un peu massif, il imprime une grâce et une légèreté proprement stupéfiante. Il s’agit d’un jeu pleinement cinématographique, qui invente un corps de cinéma : sa façon d’occuper l’espace, d’investir le plan, d’habiter le cadre selon une logique de rupture et de déséquilibre voulue par les frères cinéastes. Si l’interprétation d’Olivier Gourmet est si magistrale, ce n’est pas en tant que performance isolée du reste du film (comme parfois certains grands numéros d’acteurs) mais parce qu’elle s’intègre parfaitement à la mise en scène des frères Dardenne : elle participe à ce souci de passer par l’extériorité et le physique pour aller vers l’intérieur et le métaphysique. Sans discours, sans grande déclamation ou envolée lyrique, c’est par son corps seul qu’Olivier Gourmet convoque les grands thèmes immémoriaux, aux confins de la vie et de la mort, de la vengeance, du pardon et de la rédemption.
Si Olivier Gourmet a joué dans neuf films des frères Dardenne, dont certains cités par Philippe [ –La Promesse, Rosetta, L’enfant, Le silence de Lorna, Le gamin au vélo, Deux jours, une nuit, La fille inconnue-], il a aussi interprété des hommes de pouvoir dans L’exercice de l’Etat, Un peuple et son roi (Pierre Schoeller), Paul Reynaud dans De Gaulle (Gabriel Le Bomin), le Régent dans L’échange des princesses (Marc Dugain)].Ces rôles d’ hommes de pouvoir, qu’il joue lorsqu’il a 10 ans à 15 ans de plus et qu’il a un peu forci. Il excelle dans cet autre type de rôle.
Au-delà même de l’acte, qu’est ce qui intéressait les deux réalisateurs?
Au-delà même de l’acte, ce qui intéressait les deux réalisateurs, c’était les conséquences de ce crime sur la famille. Les deux cinéastes souhaitaient ainsi interroger la manière dont un enfant devient un assassin et le rôle des parents dans une pareille situation. Mais plutôt que filmer le drame, les Dardenne ont préféré imaginer ce qui se passerait si un père endeuillé – mais aussi une mère à sa manière – rencontrait par hasard l’assassin de son enfant. Ce qui les intéressait c’était de faire «un film de vengeance» mais qui se voudrait plus nuancé qu’un film où le protagoniste se fait justicier, un film d’auto défense (plutôt que vigilante movie). Le Fils est néanmoins à voir comme un drame social teinté d’un suspense étouffant, en témoigne le dilemme qui anime le père et pour lequel il fait preuve d’une forte résistance, tiraillé entre le pardon et son désir de vengeance. Comme à l’accoutumée, les deux cinéastes trouvent leur singularité cinématographique dans un affrontement entre le banal (les gens) et l’extraordinaire (la situation) pour créer des œuvres à l’histoire simpliste mais qui s’avèrent être de véritables combats existentiels. C’est toute la force de ces natifs de Liège qui interrogent l’attrait pour la vengeance et la notion de promesse et de pardon telle qu’elle avait été autrefois énoncée par Hannah Arendt dans La Condition de l’Homme Moderne. AC
Comme tout film dardennien qui se respecte, la mise en scène est au plus près du réel et du corps. Il y a constamment un rapport au corps remarquable où la caméra ne lâche jamais les déplacements du protagoniste. Car dans chacun des films, le ou les personnages principaux ne sont jamais lâchés par la caméra. Par sa mobilité, cette dernière est toujours en train de suivre le héros en situation d’urgence. Il n’y a pas de musique [(sauf diégétique : qui peut être entendue par les personnages)] et le montage ne s’embarrasse pas de tentatives vaines pour surligner le pathos d’une situation qui est déjà poignante par son aspect brut. La caméra à l’épaule est une des techniques de l’esthétique des frères Dardenne. Elle consiste en une image constamment en mouvement, qui permet une grande liberté d’action et de recadrage sur les gestes, les acteurs et les objets. Le choix de ce type de tournage est – sans doute – dû à un budget serré mais aussi par volonté artistique car les cinéastes se veulent proche du réel, où l’esthétique est à la limite du documentaire. Les Dardenne essaient le plus souvent de faire des plans séquences (plan filmé sans interruption) pour éviter les coupures, et donc recadrent sur l’instant et à l’instinct les actions importantes pour garder l’unité de la scène et des sentiments.
Diriez-vous que ce film est réaliste ? optimiste ? un film d’espoir ?Leurs films sont des films du devenir, [dans lesquels les protagonistes vivent une genèse qui n’est pas narrée, mais montrée, qui n’est pas déterminée par une destinée ou une loi, mais] au cours duquel les personnages eux-mêmes font mouvoir la réalité. Voilà pourquoi leur cinéma n’est pas seulement un cinéma réaliste et dur mais aussi et fondamentalement un cinéma optimiste, pédagogique et foncièrement humain, un cinéma de l’espérance en l’humanité, espérance sans fondement et sans garantie, mais précisément pour cette raison un cinéma de l’espoir à l’état pur.
CONCLUSION
Le film se termine de façon abrupte. Pourquoi les réalisateurs ont-ils coupé à ce moment-là et non pas avant, quand Olivier et Francis ont fini de protéger les planches avec la bâche ? Qu’apporte le plan sur la corde avec laquelle qu’Olivier lie les planches ? Pourriez-vous imaginer une autre manière de terminer ce plan, ou de terminer le film ?Le Fils a assis définitivement la réputation des frères Dardenne: les deux cinéastes deviennent, avec ce film, reconnaissables par leur style, leur ton et leurs sujets. On retrouve cette caméra à l’épaule froide et si éloignée de l’idée de la magie du cinéma, mais c’est ce qui fait la force des films dardenniens qui assoient ce genre si remarquable qu’est le cinéma social. Le Fils est un film austère, sans fioriture ni grande star en tête d’affiche et même sans aucune musique de fond. En même temps, c’est une œuvre d’une force exceptionnelle. [Une fois de plus, à travers leur cinéma social, ce très beau film des frères Dardenne expose des dilemmes cornéliens.] Le questionnement central du film est de plus accompagné d’une âpreté, d’une sécheresse et d’une rigueur de mise en scène [avec très peu de musique. Doublon]. Le Fils passionne par son dilemme existentiel et son récit à la force mémorable. Le Fils n’est pas une plaidoirie sociale mais une histoire profondément humaine.